C’est alors que je sentis cette invisible force hostile qui me lia d’épouvante.
J’éprouvais la terrifiante sensation qu’une immense mais impalpable aile unique volait autour de moi, agile telle une raie de néant dans l’océan de la nuit. Réalité immatérielle qui me poussait avec une impitoyable constance afin de me ramener dans le marais.
Sans les cris désespérés du héron qui se livrait à un affolement paroxystique afin de venir une fois encore à mon secours, en me forçant à fuir, j’avoue que je n’aurais pas lutté contre cette Chose qui parvenait à me reprendre et à m’entraîner avec elle.
Et je compris ! Je compris que le Hupeur, fût-il hibou, corneille, héron ou n’importe quel oiseau qui se trouvait là et sentait cette mort volante, n’était ni une légende, ni un ennemi de l’homme, mais son protecteur… Qu’il l’avertissait de l’indicible danger perçu par lui… Que ses cris, loin d’être des appels maudits, étaient sa mise en garde : épouvanté lui-même, il hurlait contre la peur et non pour elle !…
Le marais de Gobe-Bœuf, favorable antre putride, gardait encore, après des millénaires, un invisible monstre goulu, survivant de ces temps où les puissances néfastes régnaient sous les formes les plus subtiles !
Je crus alors voir passer deux lueurs glauques et fugaces.
…Un éblouissement, reflet de mon effroi ?
Non… des yeux !
Hurlant de dégoût, je réussis à m’arracher à cette horreur qui m’avait choisi et était déjà venue vainement me chercher une première fois, la nuit passée, dans mon sommeil, jusque sur le lit de Guernipin.
* * *
À son lever, M. de la Tibaldière, déjà impatient de me faire visiter l’étage aux ancêtres préhistoriques, dut ordonner à Sylvain de monter me réveiller.
Mais celui-ci, à part des traces de boue laissées partout, ne trouva de moi que ce billet qui restera sans doute énigmatique à tous :
…N’abattez jamais le Hupeur…
En cet automne de 1828, je traversai le sinistre causse de Larzac et me heurtai au vent d’ouest qui, se gonflant sans cesse, alourdissait le ciel d’épais nuages. La nuit allait être en avance. Le paysage était désertique et, à la fois, plein de ces hostiles formes humaines que l’on croit surprendre au seuil du crépuscule, mais qui ne sont qu’arbustes fouettés par quelque tourbillon, menaces de ces lieux abandonnés à une désolation de rocs hiératiques.
Là, cette nature agressive ne connaît jamais de demi-mesure : que le silence vienne, il se fait d’un bloc, étreignant le voyageur ; que le froid d’hiver tombe du nord, il fend la pierre ; que le soleil d’été se répande, il cuit plantes et gens. Maintenant, le fougueux vent d’octobre étrillait le Larzac, et, nous prenant à partie, ma jument et moi, voulait nous montrer sa domination sur cette haute marche du Massif central en nous boutant hors de la route.
L’échine baissée, nous n’avancions presque plus et je doutais de parvenir le soir même à Millau, ma nouvelle garnison. Mais, comme on ne m’y attendait pas avant le lendemain, je décidai de loger à l’Hospitalet, espérant y trouver un lit.
La pluie tomba, soudaine et violente, en essaims liquides que le vent rageur soulevait afin de me mouiller aux endroits les mieux protégés. Les nuages virèrent peu à peu au noir, bornant l’horizon à une centaine de mètres. Bientôt je ne distinguai plus que la route, trait de cailloux broyés et creusés de flaques. L’Hospitalet devait se trouver à une lieue encore et aucun abri ne s’offrait ; déjà mes fontes se changeaient en seaux et mes vêtements en éponges. Mais ce n’était pas la première fois que le ciel éprouvait ma carcasse d’officier de Dragons, armure solide ayant déjà connu toutes les rouilles, sans qu’aucune ne soit parvenue à la ronger.
La nuit se referma sur nous. Je fixai le sol grisâtre qui me guida encore, mais pour si peu de temps qu’à force d’hésiter, et tout trempé, je perdis patience, cravachant ma jument comme si elle était responsable de cette adversité.
Elle se cabra et, cherchant à fuir mes coups, piqua un galop en pleines ténèbres. Je manquai être désarçonné et me retins de justesse à sa crinière, lui hurlant les pires injures, tout en priant le Ciel pour qu’aucun obstacle ne se trouvât sur notre course.
Grâce à Dieu, nous ne heurtâmes aucun rocher et ne tombâmes dans nul ravin, mais je fus emporté loin de la route qui était mon seul lien avec les quelques habitants de ce maudit pays.
Enfin, je parvins à arrêter ma monture et, mettant pied à terre, la calmai avec peine. Maintenant nous étions bel et bien perdus dans le noir, sous la pluie qui n’arrêtait pas. Il était certain qu’en ces lieux inconnus je ne pourrais découvrir la moindre aide. Il ne me restait plus d’autre perspective que de bivouaquer là, dure habitude de mes rudes campagnes militaires.
Ainsi fis-je, après que j’eus solidement attaché les guides de ma bête à une dent de rocher que je trouvai non loin. Je me calai en chien de fusil entre quelques grosses pierres, sous ma couverture trempée qui me donna l’illusion d’une protection. Je ne dormirais certes pas, mais assoupi, je passerais mieux la nuit ainsi qu’en une vaine et épuisante errance.
* * *
Combien de temps étais-je resté, écrasé de fatigue, dans une grasse odeur de thym et de terre mouillée lorsque, soudain, ma jument se dressa, hennissant, s’agitant, inquiète comme si quelqu’un tournait autour de nous.
Sur ce point, je ne me trompais jamais : nous n’étions plus seuls.
Le vent était tombé, la nuit épaisse, la pluie devenue un léger voile de bruine. Qui se trouvait là, silencieux ? Un homme ? Plusieurs ? Cela me parut peu probable : ils se seraient fait connaître ou nous auraient déjà détroussés. Sans doute avions-nous attiré quelques bêtes… des loups, peut-être ?
Devant cette éventualité, je me redressai et saisis mon pistolet d’arçon. Mais, en touchant le canon, je le sentis plein d’eau. La poudre était mouillée, mon arme inutile.
La jument montrait un affolement croissant. Bientôt elle se mit à ruer dans mainte direction, comme menacée de plusieurs endroits à la fois et je dus m’éloigner tant elle frappait le vide, n’importe où, au risque de me briser un membre.
Alors, à mon tour, je fus envahi par une pénétrante sensation d’insécurité. « On » nous épiait à mal. Cela ne laissait aucun doute. Ma monture se défendait instinctivement contre cette sournoise agression qui parcourait également tout mon être. Oui, « On » devait nous fixer avec une intense et impitoyable volonté malfaisante.
Une menace plus précise, que je subis nettement, comme si le cercle de ceux qui nous entouraient allait se refermer sur nous, força ma jument à briser ses liens. Elle s’échappa et, chassé moi-même par l’hostilité grandissante, je m’enfuis, courant droit devant moi, m’éloignant aussi vite que possible de l’inexplicable danger.
Je me trouvai bientôt sur une hauteur et eus un cri de délivrance. Là-bas, une lumière scintillait, telle une étoile.
Je m’y précipitai, tombant plusieurs fois dans ma hâte, et arrivai à bout de souffle devant une réconfortante bâtisse dont la fenêtre éclairée m’avait guidé.
C’était une auberge. J’entrai.
Personne ne s’y trouvait. Seule l’odeur du temps pourrissait là, tenace et pernicieuse.
* * *
J’appelai, et tapai du poing sur une table bancale qui faillit s’effondrer sous mes coups. L’aubergiste devait être au cellier ou dans une des chambres de l’étage. Mais, malgré mon tapage, on ne se montra pas. J’étais seul, tressaillant d’attente, devant un âtre vide et inutilisé depuis très longtemps, à en juger par les toiles d’araignées qui bouchaient la cheminée. Quant à la longue chandelle, allumée depuis peu, et soudée à une étagère, sa présence, au lieu de me rassurer, me remplit plus d’inquiétude que si je n’avais trouvé en cet endroit que la nuit et l’abandon total.
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