— Je commence à me le demander. » Il ne fut guère surpris de voir des alertes s’allumer sur l’écran. Des défenses fixes proches de l’installation venaient de lancer des projectiles cinétiques dont les trajectoires ne visaient nullement la flotte de l’Alliance mais l’installation elle-même, encore distante de trente minutes-lumière, soit six heures de voyage à 0,1 c. Cette salve était à peine détectée que l’image de l’installation se brouillait puis se désintégrait. « Ils ont aussi ordonné à l’installation de s’autodétruire avant de lancer un bombardement pour pulvériser ce qu’il en restait.
— Charban avait raison, sauf que les extraterrestres ne se sont pas risqués à attendre nos gens pour la faire sauter, de crainte qu’ils n’apprennent quelque chose. Que faire à présent ? demanda Desjani. Piquer sur une planète habitée ?
— Ne faites surtout pas cela, s’il vous plaît », intervint brusquement Rione. Charban et elle étaient remontés sur la passerelle à leur insu. « J’ai trop peur de leur réaction si nous tentions d’approcher d’une de leurs planètes.
— Ils ne feraient tout de même pas…» Desjani s’interrompit et ferma les yeux. « Si, peut-être.
— Qu’en pensez-vous, général Charban ? demanda Geary.
— Entièrement d’accord avec ma collègue, amiral.
— Techniquement, nous n’y sommes pour rien s’ils se suicident, grommela Desjani. Et, non, je ne serais pas disposée à en débattre avec les vivantes étoiles si je devais leur faire face. Mais que faire d’autre ? Ils nous ont matés. Soit ils nous font tous sauter en provoquant l’effondrement de leur portail, soit ils se font exploser pour nous empêcher d’en savoir plus long sur eux. Je préfère la seconde solution, du moins si on nous en laisse le choix, mais, quoi qu’il en soit, nous n’apprenons strictement rien. »
Geary expira longuement. Il réfléchissait. « Très bien. Maintenons le cap sur l’installation. Quelque chose aura peut-être échappé à l’explosion et survivra aussi au bombardement. »
Quelques instants plus tard, un message leur parvenait du détachement. Le capitaine Badaya avait l’air mécontent. « Nous poursuivons notre route pour voir s’il reste quelque chose d’intéressant dans le champ de débris puis nous rejoignons la flotte, amiral. »
Les vestiges de l’installation étaient trop déchiquetés pour révéler autre chose que la composition de ses matériaux. Carabali avait déconseillé tout débarquement sur la lune, au motif que d’autres chausse-trapes, toujours pas déclenchées, risquaient d’y avoir été amorcées et d’attendre l’arrivée des humains pour exploser à leur tour et vaporiser les ruines en même temps. Mais les drones ne trouvèrent rien de semblable ; déterminer la taille et la forme des divers compartiments restait même épineux compte tenu de l’étendue de la dévastation.
Le capitaine Smyth appela pour donner le point de vue de l’ingénierie. « Ils doivent tout construire en fonction de la capacité de leurs édifices à s’autodétruire. On ne peut pas arriver à ce niveau d’anéantissement en posant quelques charges. Il faudrait beaucoup d’explosifs ou d’autres matériaux similaires. Je ne serais pas surpris d’apprendre que leurs cloisons contiennent des charges incorporées.
— Ne serait-ce pas très risqué ? s’enquit Geary.
— Demande l’homme qui commande à un vaisseau bourré d’armement, de circuits extrêmement dangereux et d’un réacteur susceptible d’exploser à tout moment ? Et cela dans l’espace, environnement profondément hostile à l’être humain. Nous en avons pris l’habitude, amiral. Peut-être eux-mêmes ont-ils pris celle de vivre dans des murs farcis d’explosifs. » Le visage de Smyth s’éclaira. « Ils pourraient se servir de composés très stables exigeant les détonateurs ad hoc. J’adorerais y jeter un œil.
— Si jamais nous en trouvons, je vous le ferai savoir. Croyez-vous que leurs villes puissent être conçues de la même manière ?
— C’est possible. Cela dit, on obtiendrait le même résultat en plaçant des charges nucléaires à intervalles réguliers. »
Le détachement avait atteint le nuage de débris en expansion qui avait remplacé le cargo extraterrestre et il décélérait à présent pour procéder à un examen minutieux. Quand son message parvint enfin à Geary, Badaya semblait d’excellente composition, compte tenu de l’échec qu’il avait rencontré dans sa mission. Mais la cause de cette bonne humeur transparut dès ses premiers mots. « Pour une fois, les extraterrestres n’ont pas réussi à tout détruire, amiral. Le Dragon a trouvé un cadavre presque entier. Au moins savons-nous enfin à quoi ils ressemblent. Je dois reconnaître ce mérite au capitaine Bradamont : elle avait subodoré que les Énigmas portaient des vêtements taillés dans un matériau que nous regarderions comme “furtif”. Elle a rapproché le Dragon du champ de débris du cargo, l’a contourné en quête d’éléments plus froids et a trouvé ce qui ressemble à la moitié d’un corps intact, sans doute partiellement protégé de l’explosion par un bouclier. »
Une image apparut près de Badaya. Geary tiqua, non pas de répulsion à la vue de l’apparence qu’offrait l’extraterrestre, mais plutôt à celle de l’état du cadavre. Son explosion consécutive à la décompression, ajoutée aux dommages déjà causés par l’autodestruction du cargo, n’en avait laissé que des restes sanguinolents. Il lui semblait toutefois distinguer une sorte d’épiderme coriace, parsemé en certains points de fines écailles. On distinguait encore une sorte de museau camus sur le crâne broyé. Vivant, l’Énigma devait être mince et longiligne, à ce point squelettique qu’aux yeux des humains il donnait l’impression d’avoir été étiré par les deux bouts.
« Veillez à montrer cela à l’équipe médicale et à nos experts civils », ordonna Geary à son officier des trans avant d’appeler son médecin-major.
« Vous tiendrez sans doute à l’examiner vous-même, j’imagine. Sur quel vaisseau la navette du Dragon doit-elle le livrer ?
— Sur le Tsunami, amiral. Un de ses très bons chirurgiens y est versé dans l’art de l’autopsie. Et les… euh… experts en intelligences non humaines se trouvent aussi à son bord. Dans quel délai pouvons-nous nous attendre à le recevoir ?
— Ils nous envoient des scans, mais le détachement mettra près d’un jour à nous rejoindre pour vous permettre d’examiner vous-même la dépouille, docteur. » Nouvel appel, adressé cette fois à un Illustre bien plus distant. « Mes compliments au capitaine Bradamont et à vous-même, capitaine Badaya. Excellent travail. Dès que le détachement aura rejoint la flotte, ordonnez au Dragon de livrer par navette cette dépouille au Tsunami. »
Ils avaient enfin trouvé quelque chose. Peut-être avait-on enfin exaucé ses prières. Du moins en partie.
Geary était dans sa cabine quand Badaya rappela pour annoncer que son détachement avait rejoint la flotte et que ses vaisseaux reprenaient leur position dans la formation principale. « Pardonnez-moi de n’avoir pas pu vous livrer le cargo, amiral, mais au moins avons-nous trouvé ce cadavre. Pas jojos, n’est-ce pas ?
— Difficile à dire compte tenu des dommages.
— C’est vrai. Aucun problème majeur à rapporter, mais j’apprécierais que vous ayez une petite conversation en tête-à-tête avec le commandant de l’ Invulnérable.
— Quoi encore ?
— Le capitaine Vente n’a pas l’air de bien comprendre que cette division est la mienne. Il n’arrête pas de faire des allusions à son ancienneté, qui devrait lui valoir le commandement. Pendant cette opération, il n’a pas cessé de contrecarrer mes ordres pour bien montrer qu’il était mécontent de ne pas commander le détachement à ma place. »
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