Les humains et les meutes allaient très bien ensemble, et le Sculpteur avait l’intelligence de vouloir exploiter la chose. Ravna aimait beaucoup la reine, et elle aimait encore plus Pérégrin. Mais ce seraient les meutes, au bout du compte, qui bénéficieraient le plus de cette association. Le Sculpteur comprenait sans peine les limitations de sa race.
L’histoire des Dards remontait au moins à dix mille ans. Malgré cela, ils étaient restés prisonniers de cultures qui n’avaient guère évolué. Leur intelligence était vive, mais ils avaient un gros désavantage. Ils ne pouvaient pas coopérer de près sans perdre cette intelligence. Leur civilisation était faite d’esprits isolés, obligatoirement introvertis, qui ne pouvaient progresser au-delà de certaines limites. L’avidité manifestée par Pérégrin, Scrupilo et les autres pour les contacts humains en était bien la preuve.
À la longue, nous allons pouvoir sortir les Dards de ce cul-de-sac.
Amdi et Jefri étaient en train de glousser à propos de quelque chose. La meute envoyait courir des membres presque à la limite de la conscience. Ces jours derniers, Ravna avait appris que le grain de folie qui caractérisait les activités de la meute était une spécialité d’Amdi, et que sa réserve initiale était due au chagrin que lui avait causé Acier. Qu’un monstre pareil ait pu susciter un tel amour chez ces chiots était à la mesure de la perversité étonnante du personnage.
— Regarde bien partout à la fois ! Dis-moi vite où ! s’écria Jefri.
Un silence. Puis, de nouveau, la voix de Jefri :
— Là-bas !
— À quoi jouez-vous ? demanda Johanna avec la voix exaspérée d’une grande sœur.
— À repérer les météores, répondit l’un des deux. Je regarde partout, et je préviens Jefri – là ! – dès que j’en aperçois un.
Ravna n’avait rien vu, mais le jeune garçon avait fait abruptement volte-face au signal de son ami.
— Oui, oui ! fit la voix de Jefri. Altitude quarante kilomètres. Vitesse…
La voix des deux murmura des choses inintelligibles durant quelques secondes. Même avec une vision multiple, comment pouvaient-ils évaluer l’altitude ?
Ravna s’assit dans un creux formé par la mousse. Les autochtones lui avaient fabriqué une parka confortable. Elle sentait à peine l’humidité du sol. Au-dessus d’elle, les étoiles. C’était le moment de penser, de méditer au calme avant les activités prévues pour le lendemain.
Mère adoptive de cent cinquante et un gamins… Moi qui croyais avoir une vocation de bibliothécaire !
Sur sa planète, elle avait toujours aimé contempler le ciel étoilé la nuit. D’un coup d’œil, elle était capable de reconnaître les autres astres de Sjandra Kei, et parfois les autres mondes. Ce qu’elle appelait chez elle, c’était une configuration d’étoiles dans le ciel. L’espace d’un instant, l’air glacé du soir sembla faire partie d’un hiver qui ne s’effacerait jamais. Lynne, ses parents, Sjandra Kei… toute sa vie jusqu’à ces trois dernières années. Disparu, tout cela. N’y pense pas. Quelque part, dans l’espace, il y avait les restes de la flotte d’Aniara et les derniers rescapés de son peuple. Kjet Svensndot. Tirolle et Glimfrelle. Elle ne les avait connus que quelques heures, mais ils étaient de Sjandra Kei et avaient sauvé plus de choses qu’ils ne le sauraient jamais. Ils allaient vivre. La Sécurité Commerciale de SjK avait quelques ramscoops parmi sa flotte. Ils trouveraient un monde où s’établir. Pas ici, mais plus près du champ de bataille.
Elle inclina la tête pour scruter le ciel. Où ? Peut-être même pas au-dessus de cet horizon. D’ici, le disque galactique n’était qu’une lueur qui grimpait dans le ciel presque à angle droit de l’écliptique. On ne pouvait avoir, sous cet angle, aucune idée de sa véritable forme ni de la position exacte que l’on occupait en son sein. L’image générale était perdue au profit de splendeurs plus proches, noyaux brillants d’amas ouverts, joyaux à l’éclat figé sur un fond de poussière de diamants. Mais plus bas, à proximité de l’horizon du sud, loin de la grande voie galactique, brillaient deux taches de lumière aux contours irréguliers. Les Nuages de Magellan ! Soudain, la géométrie du tout fit un clic, et l’univers au-dessus d’elle ne fut plus totalement inconnu. La flotte d’Aniara devait être en ce moment…
— Je me demande si on voit le Domaine Straumli d’ici, fit Johanna.
Durant plus d’un an, elle avait été obligée de jouer à l’adulte. Bientôt, le rôle allait lui rester pour toujours. Mais sa voix, pour le moment, était d’une mélancolie enfantine.
Ravna ouvrit la bouche pour lui dire à quel point c’était improbable, mais se ravisa.
— Ce n’est pas impossible, ce n’est pas impossible, fit Amdi.
La meute s’était regroupée pour se blottir frileusement contre les humains.
— J’ai étudié les descriptions de la Boîte, déclara la voix de Jefri, et j’ai essayé d’établir des concordances avec ce que nous voyons.
Une paire de nez se silhouetta un instant contre le ciel. Ils ressemblaient à des mains humaines en train de s’agiter avec exubérance vers les étoiles.
— Les taches les plus brillantes que nous voyons d’ici ne sont que des flamboiements locaux, sur lesquels on ne peut se guider.
Il désigna deux amas ouverts en ajoutant qu’ils correspondaient aux données trouvées dans la Boîte. Il avait repéré les Nuages de Magellan, mais il avait extrapolé beaucoup plus qu’elle.
— Quoi qu’il en soit, dit-il, le Domaine était… (Exactement ! Était ! En plein dans le mille, mon garçon !) dans l’En delà Supérieur, mais près du disque galactique. Vous voyez ce groupe d’étoiles aux contours rectangulaires ? poursuivit-il en levant deux nez dans cette direction. Nous appelons cela le Grand Rectangle. Eh bien, à partir du coin supérieur gauche, vous parcourez six années-lumière dans le prolongement du grand côté, et vous êtes au Domaine Straumli.
Jefri se mit à genoux pour regarder en silence durant plusieurs secondes.
— C’est trop loin, dit-il. Qu’est-ce qu’on peut voir ?
— On ne voit pas les étoiles straumliennes, mais il y a une géante bleue à quarante années-lumière de Straum…
— C’est vrai, souffla Johanna. Elle s’appelle Storlys. Elle était si lumineuse qu’elle projetait des ombres, la nuit.
— Eh bien, c’est la quatrième par ordre d’intensité décroissante à partir du coin gauche. Elles sont presque en ligne droite. Si je la vois, vous pouvez sans doute la voir aussi.
Johanna et Jefri demeurèrent quelques instants silencieux. Ils contemplaient le coin de ciel indiqué tandis que Ravna serrait les dents sous l’empire d’une rage muette. C’étaient des enfants adorables. Ils avaient connu l’enfer. Leurs parents s’étaient battus pour empêcher cet enfer. Ils avaient échappé de justesse à la Gale en emportant l’instrument de sa destruction, mais… combien de millions de races qui vivaient dans l’En delà avaient sondé la Transcendance pour signer un pacte avec les démons ? Combien d’autres s’étaient détruites en allant là-bas ? Et cela n’avait pas suffi au Domaine Straumli. Il avait fallu qu’ils aillent jusque dans la Transcendance pour réveiller une entité capable de s’emparer de la galaxie entière.
— Vous croyez qu’il reste encore des gens là-bas, ou bien sommes-nous les seuls survivants ? demanda Jefri.
Sa sœur passa un bras autour de lui.
— Peut-être que… le Domaine Straumli n’est plus là, mais regarde… Le reste de l’univers est toujours présent. Grâce à papa, maman, Ravna et Pham… Ils ont arrêté la Gale. Ils ont sauvé presque tout…
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