— Il n’y a pas que cela. Je pense que les Dards ont l’esprit plus souple que les pauvres deux-pattes. Imaginez ce que ce sera quand nous aurons fabriqué une grande quantité de manteaux-radios, quand nous aurons nos propres machines volantes.
Le Sculpteur sourit, avec une certaine tristesse.
— Pérégrin, vous rêvez, mon ami. Nous sommes dans les Lenteurs. Les agravs s’épuiseront dans quelques années. Tout ce que nous pourrons fabriquer nous-mêmes sera bien inférieur au jouet que vous avez eu entre les mains.
— Vous croyez ? Considérez l’histoire humaine. Il a fallu moins de deux siècles pour que Nyjora redécouvre le vol spatial après sa période noire. Et nous avons de meilleures archives que ses archéologues. Les humains et nous, nous formons une équipe magnifique. Ils nous ont donné la liberté d’être tout ce que nous pouvons être.
Dans un siècle, ils auraient leurs propres vaisseaux spatiaux. Dans deux, ils pourraient aller dans les étoiles à des vitesses infraluminiques. Et un jour, ils quitteraient les Lenteurs.
Je me demande si les meutes pourront dépasser huit membres dans la Transcendance.
Les plus jeunes membres du Sculpteur s’étaient levés pour faire les cent pas devant les autres. La reine était intriguée.
— Vous pensez donc, comme Acier, que nous sommes une race spéciale, promise à un heureux destin dans l’En delà ? C’est un point de vue intéressant, à une restriction près. Ces humains représentent à peu près tout ce que nous connaissons de l’extérieur. Quelle place occupent-ils par rapport aux autres races ? La Boîte ne répond pas à cette question de manière pleinement satisfaisante.
— Justement, Sculpteur. C’est là que Tige Verte intervient. Nous avons besoin de contacts avec une autre race. Apparemment, celle des Cavaliers est très répandue dans l’En delà. Nous avons besoin d’eux pour parler. Nous avons besoin de découvrir s’ils sont aussi amusants, aussi utiles que les deux-pattes. Même si le risque était dix fois supérieur à ce qu’il semble, je vous conseillerais de donner une réponse favorable à la requête de Tige Verte.
— Oui… Si nous voulons accomplir notre destin, nous avons besoin d’en savoir plus. Au prix de quelques risques.
Elle avait cessé de faire les cent pas, tournant tous ses yeux vers Pérégrin dans une attitude de surprise. Brusquement, elle s’était mise à rire.
— Qu’y a-t-il ? avait demandé le pèlerin.
— Une chose à laquelle nous avions déjà pensé, mon cher, mais dont la réalité m’apparaît maintenant avec de plus en plus d’éclat. Vous faites preuve de beaucoup d’habileté et de prévoyance. Vous avez les qualités politiques d’un dirigeant qui sait réfléchir à l’avenir de son pays.
— Mais toujours dans un esprit de pèlerin.
— Bien sûr, bien sûr. Et moi, je m’intéresse un peu moins à la gestion et à la sécurité. Un jour, nous irons dans les étoiles… (Ses chiots avaient bondi joyeusement.) J’ai un peu une âme de pèlerin, à présent.
Elle s’était couchée sur tous ses ventres et avait rampé vers lui. Peu à peu, leurs esprits conscients s’étaient fondus en un halo de tendre désir. La dernière chose que Pérégrin se souvenait de l’avoir entendue dire fut :
— Quelle chance extraordinaire que d’avoir vieilli, d’avoir eu à me renouveler, et de vous avoir trouvé juste au moment où vous représentiez le changement dont nous avions besoin…
L’attention de Pérégrin revint peu à peu au présent et à Ravna. L’humaine lui souriait toujours d’un drôle d’air. Elle avança la main pour lui toucher une tête.
— Esprit médiéval, vraiment.
Ils demeurèrent encore deux heures à l’ombre des fougères. La marée montait peu à peu. Bien que ce fût le milieu de l’après-midi, le soleil déclinant était aussi haut dans le ciel qu’il pouvait l’être en plein midi dans le royaume du Sculpteur. D’une certaine manière, la qualité de la lumière et le mouvement de l’astre du jour étaient ce qu’il y avait de plus étrange dans le paysage. Les rayons tombaient trop droit, rien à voir avec la douce lumière oblique de l’après-midi arctique. Il avait presque oublié comment c’était dans le pays du Bref Crépuscule.
À présent, les vagues dépassaient de trente mètres l’endroit où ils avaient déposé Tige Verte. Le croissant de lune suivait le soleil dans sa course vers l’horizon. La mer ne monterait pas davantage. Ravna se leva, abritant ses yeux contre la clarté du soleil.
— Il est temps de rentrer, dit-elle.
— Vous croyez que tout ira bien pour elle ?
Ravna hocha la tête.
— Elle a eu le temps de recenser les substances toxiques éventuelles ainsi que la plupart des poisons. De plus, elle est armée.
Entourée par la meute, elle grimpa vers la crête de l’atoll au milieu des fougères géantes. Pérégrin se retournait de temps à autre pour regarder la mer. Tige Verte était presque totalement immergée. L’endroit où elle se trouvait était balayé par de grosses lames, et il n’y avait plus d’écume à la surface. La dernière fois qu’il la vit, elle était dans un creux derrière une déferlante, et la surface lisse de la mer fut brisée un instant par deux de ses plus longs appendices dont le bout s’agitait doucement, comme pour leur dire adieu.
L’été prit peu à peu congé du territoire qui entourait l’île Cachée. Il y eut quelques pluies, et les feux de brousse cessèrent. Il y aurait même une récolte, malgré la guerre et la sécheresse. Chaque jour sans nuit, le soleil descendait un peu plus bas derrière les collines du nord, et le crépuscule s’allongeait, jusqu’à ce que la vraie nuit revienne, avec les étoiles.
Un étrange concours de circonstances voulut que plusieurs choses surviennent en même temps la dernière nuit d’été. Ravna avait conduit les enfants dans la campagne qui entourait le Château du Vaisseau. Il n’y avait là ni agglomérations ni signe d’industrie préspatiale. Rien qui pût occulter les cieux à l’exception d’une subtile lueur rosée, au nord, qui aurait pu passer pour un crépuscule attardé ou, peut-être, une aurore boréale. Ravna prit une inspiration profonde. Il n’y avait pas le moindre reste de cendre dans l’air frais et sec, qui annonçait déjà l’hiver.
— La neige t’arrivera aux épaules, Ravna ! s’écria Jefri avec enthousiasme. Tu aimeras ça, tu verras.
La tache pâle de son visage semblait scruter, elle aussi, le ciel.
— Ce n’est pas toujours marrant, la neige, fit Johanna Olsndot.
Elle n’avait pas protesté quand son frère avait insisté pour qu’elle vienne ici, mais Ravna savait qu’elle aurait préféré rester dans l’île Cachée pour préparer la journée du lendemain.
Comprenant son embarras, Jefri – ou plutôt non, c’était Amdi qui parlait, maintenant… ces deux-là ne guériraient jamais de leur manie de se faire passer l’un pour l’autre – déclara d’une voix douce :
— Ne t’en fais pas, sœurette. On t’aidera.
Ils restèrent un bon moment sans rien dire. Ravna se tourna vers le bas de la colline. Il faisait trop sombre, à présent, pour voir le fjord et les îles, six cents mètres plus bas. Mais les torches des remparts de l’île Cachée indiquaient l’emplacement du château. Dans la vieille cour intérieure d’Acier, sur laquelle régnait maintenant le Sculpteur, ils avaient réuni tous les cryosarcophages du vaisseau qui fonctionnaient encore. Cent cinquante et un enfants attendaient d’être réveillés. C’étaient les derniers survivants de Straum. Johanna affirmait qu’on pouvait en sauver la majeure partie en agissant immédiatement. La reine était enthousiaste à cette idée. De larges sections du château avaient été spécialement réaménagées pour accueillir les enfants. L’île Cachée était parfaitement abritée du vent, sinon de la neige de l’hiver. S’ils revivaient, les enfants n’auraient aucun mal à s’adapter ici. Ravna adorait Jefri, Johanna et Amdi, mais pourrait-elle s’occuper de cent cinquante et un enfants supplémentaires ? Le Sculpteur n’avait aucune réticence. Elle avait prévu la construction d’une école où les Dards apprendraient à connaître les humains et inversement. En observant Amdi et Jefri, Ravna avait une idée de ce qui pourrait sortir d’un tel projet. Ces deux-là étaient plus proches l’un de l’autre que tous les autres enfants qu’elle avait jamais connus, et leurs compétences s’additionnaient. Il ne s’agissait pas seulement du don qu’avaient les chiots pour les maths. Leurs compétences s’étendaient à beaucoup d’autres domaines.
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