Il s’interrompit quelques secondes pour regarder ce qui se passait.
— Vous savez pourquoi ils ont tous si peur ? reprit-il. C’est parce qu’ils le voient venir seul ici, loin de toute aide que nous puissions raisonnablement concevoir.
Hum… Ravna fit glisser le pistolet de Pham en avant sur sa ceinture. C’était un objet encombrant, trop voyant, mais… elle était bien contente de l’avoir. Elle tourna la tête vers l’ouest, en direction de l’île Cachée. Le HdB était en sécurité contre les remparts du château. À moins que Tige Verte ne réussisse à programmer des réparations de base, il ne décollerait plus jamais d’ici. Et Tige Verte n’était guère optimiste. Mais Ravna et elle avaient fixé le fusil à rayons à l’entrée de l’une de ses soutes, et la commande à distance était d’une simplicité enfantine. Flenser avait peut-être des surprises en réserve, mais elle aussi.
Les cinq membres disparurent derrière un relief.
— Ça va prendre quelque temps, déclara Pérégrin.
L’un de ses chiots grimpa sur ses épaules et se dressa pour s’appuyer contre le bras de Ravna. Elle sourit. C’était sa source d’information privée. Elle souleva le chiot pour le placer sur son épaule. Le reste de Pérégrin, assis par terre sur son train de derrière, attendait calmement.
Ravna regarda les autres meutes qui entouraient la reine. Elle avait posté des soldats armés d’arbalètes à sa droite et à sa gauche. Flenser se tiendrait devant elle, un peu plus bas sur la route. Ravna crut déceler des signes de nervosité dans son expression. Ses membres se léchaient continuellement les lèvres, et l’on voyait sortir le bout rose et pointu de ses langues avec la vivacité d’un serpent. La reine s’était disposée comme pour un portrait de famille, les membres les plus hauts derrière et les chiots dressés devant. La plupart de ses regards étaient fixés sur le point où la route coupait le terre-plein où elle se trouvait.
Finalement, Ravna entendit le crissement des griffes sur la pierre. Une tête apparut au sommet de la dénivellation, suivie par d’autres. Flenser coupa à travers la mousse. Deux de ses membres tiraient le petit chariot. Le membre qui se laissait porter était assis la tête droite, son train de derrière sous une couverture. À l’exception de ses oreilles à l’extrémité toute blanche, il ne se distinguait pas particulièrement des autres.
Les têtes de la meute regardaient dans toutes les directions, mais l’une d’elles demeurait fixée de manière gênante sur Ravna. L’Écorcheur – ou le Dépeceur – était celui qui avait porté les manteaux-radios. Il n’en portait aucun à présent. À travers les ouvertures de sa jaquette, Ravna apercevait les endroits où sa fourrure avait été pelée par le frottement.
— Un peu miteux, celui-là, hein ? fit la petite voix à l’oreille de Ravna. Mais cool comme tout. Voyez l’insolence de son regard.
La reine n’avait pas bougé. Elle semblait figée sur place. Chacun de ses membres avait les yeux tournés vers la meute qui arrivait. Certains de ses nez étaient tremblants.
Quatre membres de Flenser inclinèrent le chariot en avant pour aider celui aux oreilles blanches à descendre. Ravna s’aperçut que, sous la couverture, toute la partie arrière du membre faisait un angle bizarre avec le reste et n’avait aucune mobilité. Les cinq cous se dressèrent ensemble, comme s’ils appartenaient à une seule créature. Et la meute laissa entendre des trilles qui évoquaient, pour Ravna, des chants d’oiseaux étrangement mêlés et étranglés.
La traduction de Pérégrin suivit immédiatement, par la bouche du chiot perché sur l’épaule de Ravna, mais avec une nouvelle voix et une nouvelle intonation, celle du traître traditionnel des récits pour enfants, sardonique et incisive :
— Je vous salue bien bas…, génitrice. Cela fait des années.
Le Sculpteur ne répondit rien durant quelques instants. Puis elle émit à son tour quelques bruits de déglutition, et Pérégrin traduisit :
— Vous me reconnaissez ?
L’une des têtes de Flenser fit un mouvement brusque en direction de la reine.
— Pas les membres, naturellement. Mais l’âme est évidente.
Nouveau silence de la reine. Glose de Pérégrin :
— Pauvre Sculpteur. Je n’aurais jamais cru qu’elle perdrait ses moyens si facilement.
Abruptement, il se mit à parler à haute voix, en samnorsk, à l’adresse de Flenser.
— Votre âme à vous n’est pas si évidente à mes yeux, ô mon ex-compagnon de voyage. Vous ressemblez plutôt à Tyrathect, la timide institutrice des Longs Lacs.
Plusieurs têtes de la meute se tournèrent vers Pérégrin et Ravna. La créature répondit en excellent samnorsk, mais avec une voix enfantine.
— Bonjour à vous, Pérégrin. Bonjour à vous aussi, Ravna Bergsndot. Oui, je suis bien Flenser Tyrathect.
Les têtes se tournèrent obliquement vers le bas, les yeux clignant lentement.
— Bougre de vieux renard, grommela Pérégrin.
— Amdijefri va bien ? demanda soudain le Dépeceur.
— Hein ? demanda Ravna, qui n’avait tout d’abord pas reconnu le nom. Oui, oui, ils vont bien, ajouta-t-elle en hâte.
— Parfait.
Toutes les têtes se tournèrent alors vers la reine, et la créature poursuivit dans le langage des meutes, aussitôt traduit par Pérégrin :
— En bonne progéniture soucieuse de ses devoirs, je suis venu faire la paix avec mon géniteur, ce cher vieux Sculpteur.
— Il parle vraiment comme ça ? souffla Ravna à l’oreille du chiot perché sur son épaule.
— Hei, est-ce que j’ai l’habitude d’exagérer ?
La reine émit quelques bruits de déglutition, et Pérégrin imita sa voix humaine pour rapporter le reste de la conversation.
— La paix ? J’ai des doutes, Flenser. Le plus probable, c’est que vous voulez un répit pour vous refaire, afin d’avoir notre peau la prochaine fois.
— Un répit pour me refaire, c’est certain. Mais j’ai changé. La « timide institutrice » m’a… ramolli un peu. Chose que vous n’avez jamais réussi à faire, vous, ma génitrice.
— Hein ?
Pérégrin avait réussi à insuffler dans ce simple mot une intonation de surprise blessée.
— Vous n’y aviez jamais pensé, n’est-ce pas, Sculpteur ? Vous êtes la meute la plus brillante que l’on puisse trouver dans cette partie du monde, peut-être la plus brillante de tous les temps. Les meutes que vous avez procréées sont généralement brillantes, elles aussi, mais ne vous êtes-vous jamais posé de questions sur les plus réussies d’entre elles ? Vos créations ont été trop brillantes. Vous avez délibérément ignoré les problèmes de consanguinité et de… (quelque chose que je ne sais pas traduire). Et vous m’avez créé, moi. Avec toutes les… étrangetés qui vous ont tellement peinée depuis un siècle.
— J’ai… réfléchi à mes erreurs, et j’ai fait mieux depuis.
— Oui, avec Vendacious ? (Oh ! la la ! Regardez les têtes de la reine ! Ça lui a fait mal, on dirait !) Mais ce n’est rien, ce n’est rien. Vendacious a été probablement une autre sorte d’erreur. Le fait est que vous m’avez créé, moi, et que j’ai longtemps pensé que c’était là votre plus grand titre de génie. Mais à présent, je n’en suis plus si sûr. Je veux me racheter, vivre en paix.
Une tête se tourna brusquement vers Ravna, une autre vers le HdB, dans la direction de l’île Cachée.
— Il y a d’autres choses dans l’univers qui sollicitent notre génie, conclut-il.
— Voilà bien votre arrogance d’antan. Pourquoi devrais-je vous faire confiance plus que par le passé ?
— J’ai aidé à sauver les enfants. J’ai sauvé le vaisseau.
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