Pour Pham Nuwen, il n’y eut aucune souffrance. Les dernières minutes de sa vie furent au-delà de toute description possible dans les Lenteurs ou même dans l’En delà.
Il ne reste plus que les métaphores et les analogies. C’était comme si… comme si… Pham se tenait aux côtés du Vieux sur une vaste plage déserte. Ravna et les Dards étaient de minuscules créatures à leurs pieds. Les planètes et les étoiles étaient des grains de sable. La mer s’était retirée légèrement, laissant la lumière de la pensée pénétrer là où, avant, régnait l’obscurité. La Transcendance serait brève. À l’horizon, la mer en récession était en train de gonfler, formant une muraille noire plus haute que toutes les montagnes, qui fonçait sur eux. Il leva les yeux pour en mesurer l’énormité. Ni Pham, ni le brisedieu, ni la Contre-mesure ne survivraient à cette masse en mouvement, ni ensemble ni séparément. Ils avaient déclenché une catastrophe inimaginable. Tout un vaste secteur de la galaxie était en train de s’engouffrer dans les Lenteurs, aussi profondément que la Vieille Terre elle-même, et de manière aussi permanente.
Arne et Sjana, les Straumliens et le Vieux étaient vengés. Et la Contre-mesure avait rempli son objectif.
Quant à Pham Nuwen, c’était un instrument fabriqué dans un seul but, utilisé une fois puis détruit. Un homme qui n’avait jamais existé.
La vague l’emporta vers le fond. Loin de la lumière de la Transcendance. À l’extérieur, le soleil du monde des Dards allait se remettre à briller comme avant ; mais à l’intérieur de l’esprit de Pham, tout s’arrêtait, et ses sens retournaient à ce que peuvent voir les yeux et à ce que peuvent entendre les oreilles. Il sentit la Contre-mesure glisser vers la non-existence, sa tâche accomplie sans même une seule pensée consciente. Le fantôme du Vieux s’attarda un peu plus longtemps, oscillant au gré des potentialités de la pensée. Mais il ne s’immisçait plus dans la pensée consciente de Pham. Pour une fois, il ne l’écartait pas. Pour une fois, il se contentait d’effleurer la surface de son esprit, comme la main d’un humain caresse un chien fidèle.
Tu es plutôt un loup vaillant, Pham Nuwen.
Il ne leur restait plus que quelques secondes avant d’être totalement submergés et de se faire emporter là où les restes mêlés de la Contre-mesure et de Pham Nuwen mourraient à jamais et où toute pensée cesserait. Les souvenirs remuèrent. Le fantôme du Vieux s’écarta, révélant des certitudes qu’il avait cachées jusque-là.
Oui, je t’ai fabriqué à partir de plusieurs corps que j’ai trouvés dans la décharge à proximité du Relais. Mais il y avait un seul cerveau et un seul ensemble de souvenirs que je pouvais faire revivre. Un loup vaillant et fort. Si fort que je n’ai jamais pu te contrôler autrement qu’en te plongeant d’abord dans le doute.
Quelque part, des barrières tombèrent, dernier échec de l’emprise du Vieux ou bien dernier cadeau. Cela n’avait plus d’importance à présent. Quelles que fussent les explications données par le fantôme, la vérité était évidente aux yeux de Pham Nuwen, et on ne pouvait plus la lui cacher.
Canberra, Cindi, les siècles de voyage avec le Qeng Ho, la dernière expédition de la Chasse aux Chimères… tout cela était parfaitement réel.
Il leva les yeux vers Ravna. Elle avait tant fait. Elle avait tant accepté. Même incrédule, elle l’avait aimé.
Tout va bien. Tout va très bien.
Il essaya de tendre la main vers elle, de lui parler.
Oh, Ravna ! Je suis bien réel !
Puis le poids écrasant des profondeurs fut sur lui, et il ne perçut plus rien.
Le tambourinement à la porte s’accentua. Elle entendit Pérégrin qui allait jusqu’à la trappe. Un faisceau de lumière du jour pénétra dans la cabine. Ravna entendit la voix aiguë de Jefri qui disait :
— Le soleil est revenu ! Le soleil est revenu ! Hei, pourquoi est-ce qu’il fait si noir là-dedans ?
— C’est l’artefact, répondit Pérégrin. Cette chose que Pham a aidée. Sa lumière s’est éteinte.
— Ouah ! Et vous n’avez pas allumé ?
La trappe s’ouvrit en grand et la tête du jeune garçon, entourée de plusieurs chiots, se découpa contre la lumière extérieure. Il grimpa dans la soute. Johanna venait derrière lui.
— L’interrupteur est là. Vous le voyez ?
Une lumière douce et blanche sortit des parois incurvées. Tout était de nouveau normal, humain, à l’exception de…
Jefri était figé, les yeux écarquillés, une main sur la bouche. Il se tourna pour s’appuyer contre sa sœur.
— Que… Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? balbutia-t-il.
Ravna aurait préféré ne pas voir. Elle se laissa tomber à genoux.
— Pham ? murmura-t-elle dans un souffle, sachant qu’il n’y aurait pas de réponse.
Ce qu’il restait de Pham Nuwen gisait au milieu de la Contre-mesure. L’artefact n’émettait plus aucune lumière. Ses contours tortueux étaient devenus flous et opaques. Plus qu’à n’importe quoi, il ressemblait à une vieille souche pourrie, mais une souche qui étreignait et empalait l’humain qu’elle emprisonnait. Il n’y avait pourtant pas de sang, pas de tissus calcinés. Là où l’artefact avait transpercé Pham, il y avait simplement une tache couleur de cendre, et la chair semblait mêlée à la chose.
Pérégrin s’était rapproché pour flairer la forme figée. L’odeur âcre était toujours dans l’air. C’était une odeur de mort, mais pas seulement de chair en décomposition. Ce qui avait trouvé la mort ici, c’était de la chair avec autre chose.
Elle consulta l’affichage de son poignet. Il n’y avait plus que quelques lignes de caractères alphanumériques. Aucune trace d’ultrapoussée n’était détectée. Le diagnostic du HdB mettait en relief des problèmes de contrôle d’attitude. Ils étaient au fond des Lenteurs, loin de toute aide extérieure, loin de la flotte de la Gale. Elle regarda de nouveau le visage de Pham.
— Tu as réussi. Tu y es arrivé, finalement.
Elle avait murmuré ces mots à voix très basse, pour elle toute seule.
Les courbes et les boucles de la Contre-mesure étaient devenues des choses fragiles, cassantes comme du verre. Le corps de Pham Nuwen en faisait étroitement partie. Comment casser les courbes sans briser en même temps… ? Pérégrin et Johanna l’entraînèrent avec ménagement hors de la soute. Elle ne garda aucun souvenir de ce qui se passa ensuite, lorsqu’ils sortirent le corps. Coquille Bleue et Pham… Perdus à jamais tous les deux…
Ils la laissèrent seule au bout d’un moment. Ce n’était pas par manque de compassion, mais la catastrophe, l’étrangeté et l’urgence étaient trop fortes. Il y avait les blessés. Il y avait la possibilité d’une contre-attaque. La plus grande confusion régnait. Le besoin de remettre de l’ordre était très impérieux. Tout cela la touchait à peine. Elle était au bout d’une longue course au bout de tous ses désespoirs et de toute son énergie.
Elle dut passer une grande partie de l’après-midi assise en haut de la rampe, si profondément plongée dans sa perte qu’elle ne pensait plus à rien et qu’elle avait à peine conscience des chants de la mer que Tige Verte lui faisait entendre dans son communicateur. Finalement, elle se rendit compte qu’elle n’était pas seule. Outre la présence réconfortante de Tige Verte, elle avait celle du petit garçon qui était revenu s’asseoir, depuis un bon moment, à côté d’elle, silencieux, entouré de tous ses chiots.
La paix était revenue sur ce que l’on appelait naguère le Domaine de Flenser. Du moins, il n’y avait aucun signe de forces belligérantes. Celui qui avait ordonné leur retraite s’était montré habile. À mesure que les jours passaient, la paysannerie locale refaisait surface. Lorsque les gens du peuple émergeaient de leur torpeur, ils semblaient heureux d’être débarrassés de l’ancien régime. La vie renaissait dans les campagnes, les paysans faisaient de leur mieux pour réparer les dégâts causés par les pires incendies que la région eût jamais connus, associés aux combats les plus meurtriers jamais vus dans le secteur.
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