Relstoch Sessupin s’extirpa du fauteuil où il avait pris place, tenant toujours un verre de noctiflor qui rougeoyait doucement. Sma s’immobilisa sur le seuil.
— Merci d’être resté, dit-elle en laissant tomber sa courte veste sur un sofa.
— De rien. (Il porta à ses lèvres sa boisson rougeoyante, puis parut se raviser et referma ses deux mains autour du verre.) Qu’est-ce que… Euh… Y avait-il une raison particulière pour que vous… ?
Sma sourit, peut-être un peu tristement, et posa les deux mains sur les accoudoirs du grand fauteuil tournant derrière lequel elle se tenait. Elle baissa les yeux sur le coussin en cuir.
— Vous allez peut-être penser que je me flatte, déclara-t-elle. Mais, pour dire les choses un peu crûment… (Elle releva les yeux sur lui.) Si on baisait ?
Relstoch Sessupin en resta pétrifié. Au bout d’un moment, il éleva son verre jusqu’à ses lèvres et but une longue gorgée. Puis il l’abaissa de nouveau.
— Oui, dit-il. Oui, j’en ai eu envie… tout de suite.
— Nous n’avons que cette nuit, ajouta-t-elle en levant une main. Seulement cette nuit. C’est difficile à expliquer, mais à partir de demain… et pour une demi-année ou plus, je vais être incroyablement occupée ; à tel point que je serai… comment dire ? En deux endroits à la fois, vous voyez ?
Il haussa les épaules.
— Entendu. Comme vous voudrez.
Alors Sma se détendit, et un sourire se dessina progressivement sur son visage. Elle fit tourner le fauteuil pivotant, ôta son bracelet et le laissa tomber sur le siège. Puis elle déboutonna sans hâte le haut de sa robe et resta plantée là.
Sessupin vida son verre, le posa sur une étagère et vint la rejoindre.
— Lumière, murmura-t-elle.
La lumière baissa lentement, jusqu’à s’éteindre tout à fait, jusqu’à ce que, sur l’étagère, la lueur rouge des dernières gouttes de liquide fasse du verre l’objet le plus brillant de la pièce.
— Réveillez-vous !
Il se réveilla.
Le noir. Il se raidit sous les couvertures en se demandant qui pouvait bien lui parler ainsi. Personne ne lui parlait sur ce ton ; plus maintenant. Même à moitié endormi, après ce réveil inattendu, en plein milieu de la nuit peut-être, il discernait dans cette voix une nuance qu’il n’avait pas entendue depuis deux décennies, voire trois. L’impertinence. L’irrespect.
Il sortit la tête de la couverture protectrice et, retrouvant l’atmosphère tiède de la chambre, regarda autour de lui pour voir qui, dans la lumière rare dispensée par une unique lampe, osait lui adresser la parole sur ce ton. Il s’alarma l’espace d’une seconde – quelqu’un avait-il pu franchir la barrière des gardes et des écrans de sécurité ? – mais la peur céda promptement la place à une furieuse envie de savoir qui se montrait assez effronté pour lui parler ainsi.
L’intrus était assis dans un fauteuil, un peu en arrière du pied du lit. Il avait quelque chose de bizarre, ce qui était déjà bizarre en soi ; quelque chose d’inhabituel, d’indéfinissable, voire d’inhumain. On avait l’impression de se trouver en présence d’une projection légèrement à l’oblique. Ses vêtements aussi étaient étranges : amples, bigarrés même dans la faible lueur de la lampe de chevet. L’homme était habillé en clown ou en bouffon, mais son visage un peu trop symétrique était… sévère ? Méprisant ? Cette… étrangéité en rendait l’interprétation difficile.
Il voulut chercher à tâtons ses lunettes, mais c’était seulement le sommeil qui lui embrumait les yeux. Les chirurgiens lui avaient greffé de nouveaux yeux cinq ans auparavant, mais après soixante ans de myopie, il n’avait pu se débarrasser de cette habitude : tous les matins au réveil, il cherchait des lunettes qui n’existaient pas. Un inconvénient bien mineur, songeait-il invariablement ; et maintenant, avec le nouveau rétro-traitement anti-âge… Sa vue s’éclaircit. Il se dressa sur son séant, observant l’homme dans le fauteuil, et commença à croire qu’il rêvait ou qu’il voyait des fantômes.
L’homme semblait jeune ; il avait un visage large au teint hâlé et des cheveux noirs attachés derrière sa tête, mais si les esprits, les morts lui vinrent à l’esprit, c’était pour une autre raison, en rapport avec ces yeux noirs, ces puits sans fond, et le dessin non humain de ces traits.
— Bonsoir, Ethnarque.
La voix du jeune homme était lente et mesurée. D’une certaine manière, c’était la voix d’un individu beaucoup plus âgé, suffisamment vieux pour que l’Ethnarque se sente brusquement jeune par comparaison. Cette voix le glaça sur place. Son regard fit le tour de la pièce. Qui était donc cet homme ? Comment était-il entré ? Le palais se voulait imprenable. Il y avait des gardes partout. Que se passait-il donc ? L’effroi revint.
La fille de la veille gisait, immobile, à l’autre bout du grand lit, silhouette informe sous les couvertures. Au mur, sur la gauche de l’Ethnarque, une paire d’écrans en veilleuse reflétait le faible éclat de la lampe de chevet.
Il avait peur, mais il était à présent tout à fait réveillé et réfléchissait à toute allure. Il y avait une arme cachée dans la tête de lit ; l’homme assis dans le fauteuil ne semblait pas armé (mais alors que faisait-il là ?). L’arme, toutefois, ne devait être utilisée qu’en dernier recours. Non, la solution, c’était le code vocal. Les micros et caméras dont la pièce était truffée étaient pour l’heure en stand-by : leurs circuits automatiques attendaient d’être activés par une expression bien définie. Parfois, il souhaitait trouver dans cette chambre l’intimité absolue ; à d’autres moments, il désirait y faire un enregistrement à lui seul destiné. Et puis, naturellement, il n’était pas exclu qu’un individu non autorisé s’introduise dans cette pièce, quelle que soit la vigilance des services de sécurité ; l’Ethnarque l’avait toujours su.
Il s’éclaircit la voix.
— Tiens, tiens ! Quelle surprise ! dit-il calmement, d’un ton égal.
Content de lui, il eut un petit sourire. Son cœur – qui, onze ans auparavant, avait appartenu à une jeune anarchiste athlétique – battait vite, mais pas au point de l’inquiéter. Il hocha la tête.
— Vraiment, quelle surprise, répéta-t-il.
Voilà. C’était fait. Une sonnerie d’alarme devait déjà retentir dans la salle de contrôle du sous-sol ; dans quelques secondes, les gardes allaient se bousculer à sa porte. Ou bien ils préféreraient ne pas prendre ce risque, et ouvriraient les réservoirs de gaz, au plafond ; alors il y aurait une explosion, et un brouillard aveuglant les plongerait tous deux dans l’inconscience. Le danger était que cela lui déchire les tympans (songea-t-il en déglutissant), mais on pourrait toujours en prélever une paire sur un dissident en bonne santé. Peut-être ne serait-on même pas obligé d’en arriver là ; la rumeur prétendait que le rétrotraitement permettait de faire repousser certaines parties du corps. Ma foi, quel mal y avait-il à acquérir de la force même au plus profond de son corps ; un stock de remplacement. Il appréciait le sentiment de sécurité que cela conférait.
— Tiens, tiens ! s’entendit-il dire encore au cas où les circuits n’auraient pas capté la phrase-code la première ou la deuxième fois. C’est vraiment une surprise.
Les gardes allaient sans doute arriver dans les secondes qui suivraient…
Le jeune homme vêtu de couleurs vives sourit. Son corps s’infléchit de manière bizarre, et il se pencha en avant jusqu’à poser ses coudes sur le bois sculpté du pied de lit. Ses lèvres remuèrent et le résultat fut une sorte de sourire. Il plongea la main dans une poche de son pantalon bouffant et en sortit une petite arme noire qu’il pointa sur l’Ethnarque en disant :
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