— Et Zakalwe ?
— Globalement, on lui demande de faire une Sortie. De descendre sur la planète, de convaincre Beychaé qu’on a besoin de lui, et à tout le moins de l’amener à prendre parti. Mais il est possible que cela l’entraîne plus loin ; sans compter, pour compliquer encore les choses, que Beychaé ne se laissera sans doute pas facilement convaincre.
Sma considéra la question sous tous les angles sans détacher ses yeux du spectacle de la nuit.
— Aucun subterfuge possible ?
— Rien d’autre ne peut marcher que le vrai Zakalwe ; les deux hommes se connaissent trop bien. Comme Tsoldrin Beychaé connaît trop bien la machine politique en vigueur dans le système tout entier. Trop de souvenirs en jeu.
— Oui, commenta doucement Sma. Trop de souvenirs. (Elle massa ses épaules nues, comme si elle avait froid.) Et la grosse cavalerie ?
— Une flotte nébuleuse est en train de s’assembler ; un noyau composé d’un Véhicule-Système Limité et de trois Unités de Contact Général stationne dans les parages de l’amas proprement dit ; quelque quatre-vingts UCG les suivent à la trace à moins d’un mois de distance, à vitesse maximale. Il devrait y avoir, pendant un an environ, quatre ou cinq VSG dans un rayon de deux à trois mois. Mais ça, c’est vraiment en tout dernier recours.
— Méga-hécatombe en perspective, hein ? fit Sma sur un ton plein d’amertume.
— Si tu tiens à présenter les choses comme ça, oui, répondit Skaffen-Amtiskaw.
— Oh, merde, reprit doucement Sma en fermant les yeux. Bon, à quelle distance se trouve Vœrenhutz, déjà ? J’ai oublié.
— Une quarantaine de jours seulement. Mais il faut d’abord qu’on passe prendre Zakalwe ; disons… quatre-vingt-dix jours en tout, rien que pour y aller.
Elle fit volte-face.
— Qui va contrôler la doublure si c’est moi qui pars à bord de ce vaisseau ?
Ses yeux se tournèrent brièvement vers le ciel.
— Le Premier essai restera ici quoi qu’il arrive, répondit le drone. Le piquet ultra-rapide Xénophobe a été mis à ta disposition. Il peut décoller demain, un peu après midi, ou plus tôt… si telle est ta volonté.
Sma resta quelques instants sans bouger, les pieds joints et les bras croisés ; les traits tirés, elle faisait la moue. Skaffen-Amtiskaw se livra à une brève introspection et décréta qu’il avait de la peine pour elle.
La jeune femme demeura silencieuse et immobile quelques secondes de plus puis, tout à coup, repartit à grands pas vers les portes menant à la salle des machines en faisant claquer ses talons sur les briques de l’allée.
Le drone se précipita à sa suite et se suspendit au niveau de son épaule.
— Ce que je déplore, commenta Sma, c’est que tu n’aies pas su te rendre compte à quel point le moment était mal choisi.
— Je suis désolé. Je vous ai dérangés ?
— Penses-tu. Au fait, qu’est ce que c’est qu’un « piquet ultra-rapide » ?
— Le nouveau nom des Unités d’Offensive Rapide (Démilitarisées), l’informa le drone.
Elle regarda la machine, qui vacilla sur place : équivalent d’un haussement d’épaules.
— L’expression est censée faire meilleur effet.
— Et celui-là s’appelle le Xénophobe. Ma foi, rien à dire, c’est parfait. La doublure peut-elle prendre ma place tout de suite ?
— Demain à midi ; peux-tu la mettre au courant d’ici…
— Mettons demain matin, coupa Sma tandis que le drone passait prestement devant elle et ouvrait la porte en attirant vers eux les deux battants ; elle franchit le seuil d’un pas décidé et, rassemblant ses jupes, monta quatre à quatre les marches menant à la salle des turbines.
Les hralzs apparurent en dérapant à l’angle du mur du grand hall, et vinrent l’entourer en jappant et en bondissant. Sma s’arrêta pour les laisser tourner autour d’elle, flairer le bas de sa robe et chercher à lui lécher les mains.
— Non, reprit-elle à l’intention du drone. Tout compte fait, passe-moi à la sonde ce soir, quand je te le dirai. Je vais me débarrasser de ces gens aussi tôt que possible. Pour l’instant, je vais voir si je trouve l’ambassadeur Onitnert ; ordonne à Maikril de dire à Chuzleis qu’elle amène le ministre au bar, niveau Turbine 1, dans dix minutes. Fais mes excuses aux paparazzi du System Times, demande qu’on les ramène en ville et qu’on les y relâche ; donne-leur une bouteille de noctiflor chacun. Décommande le photographe, donne-lui un appareil photo et laisse-le prendre… soixante-quatre clichés, autorisation expresse exigée. Demande à un domestique mâle de trouver Relstoch Sessupin, et convie-le dans mes appartements dans deux heures. Ah, et puis…
Sma s’interrompit et s’accroupit brusquement pour saisir dans ses mains le museau effilé d’un des deux hralzs pleurnicheurs.
— Oui, oui, Gracieuse, je sais, je sais, dit-elle tandis que l’animal alourdi par son ventre gonflé continuait à pousser sa plainte funèbre en lui léchant le visage. J’aurais voulu être là pour la naissance de tes petits, mais je ne peux pas…, soupira-t-elle en serrant la bête dans ses bras avant de lui prendre le menton dans sa main. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse, Gracieuse ? J’aurais pu t’endormir jusqu’à mon retour, tu ne te serais aperçue de rien… Mais tous tes amis se seraient ennuyés de toi.
— Endors-les aussi, suggéra le drone.
Sma secoua la tête.
— Prends soin d’eux jusqu’à ce que je revienne, dit-elle à l’autre hralz. D’accord ? (Elle déposa un baiser sur le nez de l’animal, puis se releva. Gracieuse éternua.) Encore deux choses, drone, reprit Sma en traversant la meute tout excitée.
— Quoi donc ?
— Ne m’appelle plus jamais « poupée », entendu ?
— Entendu. Et puis ?
Ils contournèrent la masse luisante depuis longtemps inerte de la turbine six, et Sma s’immobilisa un instant, observant la foule affairée qui se pressait devant elle. Elle inspira profondément et carra les épaules. Elle souriait déjà en se mettant en marche et en disant tout bas au drone :
— Pas question que ma doublure baise.
— D’accord, répondit le drone tandis qu’ils rejoignaient la fête. Après tout, en un sens, il s’agit bel et bien de ton corps.
— Justement non, drone, rétorqua Sma en adressant un signe de tête à un serveur qui s’empressa de lui tendre son plateau de boissons. Justement, il ne s’agit pas de mon corps.
Appareils aériens et véhicules terrestres partirent en flottant ou en serpentant, selon le cas, en s’éloignant de la vieille centrale hydroélectrique. Les gens importants avaient pris congé. Il restait encore quelques traînards dans la grande salle, mais ceux-là n’avaient pas besoin d’elle. Elle se sentait lasse, et endocrina un peu d’ entrain pour se remettre en forme.
Depuis le balcon sud de ses appartements, aménagés dans les anciens locaux administratifs de la centrale, elle plongea son regard dans la profonde vallée, en contrebas, et contempla la file de feux arrière qui soulignaient la corniche. Un aéro passa en chuintant au-dessus de sa tête, puis vira de bord et disparut derrière la haute muraille incurvée de l’ancien barrage. Elle le regarda s’éloigner, puis se retourna vers les portes de l’appartement sur le toit en ôtant sa courte veste de soirée, qu’elle jeta négligemment sur son épaule.
On entendait de la musique au cœur de la somptueuse suite installée sous le jardin suspendu. Elle préféra se diriger vers le bureau, où l’attendait Skaffen-Amtiskaw.
Le sondage destiné à la mise à jour de la doublure ne durait que deux à trois minutes. Elle revint à elle en proie à la sensation habituelle de dislocation, mais le phénomène ne tarda pas à se dissiper. Elle se débarrassa de ses chaussures et s’engagea dans les couloirs sombres et moelleux en direction de la source musicale.
Читать дальше