L’interpellé s’immobilisa brusquement et regarda le revolver en ouvrant de grands yeux.
— Les gentils s’appellent la Culture, expliqua le jeune homme, et moi aussi, j’ai toujours pensé qu’ils manquaient de fermeté. (Il tendit l’arme à bout de bras.) Je ne travaille plus pour eux depuis quelque temps. Maintenant, je suis à mon compte.
L’Ethnarque contempla bouche bée les yeux sombres et sans âge qui surmontaient le canon de l’arme noire.
— Moi, déclara l’homme, je suis Chéradénine Zakalwe. (Il éleva le pistolet à la hauteur du nez de l’Ethnarque.) Et vous, vous êtes un homme mort.
Sur quoi il fit feu.
… Rejetant la tête en arrière, l’Ethnarque s’était mis à hurler ; l’unique balle qui fut tirée se logea donc dans son palais avant d’exploser à l’intérieur de son crâne.
Son cerveau gicla sur la tête de lit sculptée. Son corps s’effondra dans les draps doux comme de la peau. Il y eut une unique convulsion, et le sang jaillit.
Il regarda le sang former une mare. Il battit une ou deux fois des paupières.
Puis il ôta avec lenteur ses vêtements aux couleurs criardes et les fourra dans un petit sac à dos noir. En dessous, il portait une combinaison noire, noire comme les ombres.
Il sortit de son sac à dos un masque d’un noir mat et le passa autour de son cou sans l’ajuster encore sur son visage. Il gagna la tête du lit, décolla un petit carré transparent du nez de la jeune fille endormie, puis s’enfonça à nouveau dans les ténèbres de la chambre en remontant son masque.
Passant en vision nocturne, il dégagea le panneau frontal dissimulant le tableau de contrôle du système d’alarme, et en retira plusieurs petites boîtes. Puis, en marchant très doucement cette fois, très lentement il traversa la pièce en se dirigeant vers la fresque pornographique qui couvrait tout un mur et dissimulait l’issue de secours susceptible de conduire l’Ethnarque soit aux égouts, soit au toit du palais.
Avant de refermer la porte, il se retourna et contempla une dernière fois le gâchis sanglant qui maculait la surface sculptée de la tête de lit. Il eut à nouveau le même petit sourire, mais un peu hésitant cette fois.
Puis, lui-même semblable à un fragment de nuit, il se faufila dans les profondeurs du palais, toutes de pierre noire.
Le barrage s’étendait, calé entre les collines piquées d’arbres, tel un tesson appartenant à une gigantesque tasse brisée. Le soleil matinal illuminait la vallée, frappait sa face concave et donnait naissance à un flot de lumière réfléchie. En arrière du barrage, le lac tout en longueur était sombre et froid. L’eau arrivait à peine à mi-hauteur de l’énorme muraille de béton et, plus loin, les bois avaient depuis longtemps reconquis une bonne moitié des flancs de montagne jadis complètement noyés. Aux pontons d’une rive étaient amarrés des bateaux à voile, dont les vaguelettes venaient lécher les coques miroitantes.
Les oiseaux découpaient l’air, très haut dans le ciel, et décrivaient des cercles dans la tiédeur des rayons du soleil, au-dessus de l’ombre du barrage. L’un d’eux descendit en piqué, puis se mit à planer parallèlement à la courbe du barrage, suivant la route déserte qui courait à son sommet. L’oiseau ramena ses ailes contre son corps juste au moment où l’on aurait cru qu’il allait percuter les rambardes blanches bordant la route de part et d’autre ; il fila en un éclair entre les montants étoilés de rosée, exécuta un demi-tonneau, rouvrit incomplètement ses ailes et fondit tout droit vers l’ancienne centrale hydroélectrique désaffectée, désormais résidence majestueusement excentrique – sans parler de son aspect hautement symbolique – de la femme nommée Diziet Sma.
L’oiseau retrouva une posture plus normale et poursuivit ainsi sa descente ; parvenu à hauteur du jardin suspendu, il déploya toutes grandes ses ailes pour prendre appui sur l’air et, s’immobilisant précipitamment en donnant de rapides coups d’ailes, il atterrit avec un petit bruit de serres sur le rebord d’une fenêtre, au dernier étage de l’ancien centre administratif, à présent aménagé en appartements.
Les ailes repliées, sa tête noire de suie penchée sur le côté avec, dans son petit œil rond, la lumière réfléchie par le mur de béton, l’oiseau gagna en sautillant une fenêtre entrouverte dont les souples rideaux rouges ondoyaient dans la brise. Il passa la tête sous l’ourlet voletant du tissu et jeta un regard dans la pénombre de la pièce.
— Tu arrives trop tard, dit Sma qui, l’air tranquillement méprisant, passait justement devant la fenêtre.
Elle porta à sa bouche le verre d’eau qu’elle tenait à la main et but une gorgée. Elle venait de prendre une douche, et son corps couleur fauve était perlé de gouttelettes.
La tête de l’oiseau pivota, et il la suivit du regard tandis qu’elle se dirigeait vers la penderie et entreprenait de s’habiller. Pivotant à nouveau, le regard de l’oiseau se porta sur le corps masculin qui planait à un peu moins d’un mètre au-dessus d’un sommier posé à même le sol. Dans la brume indistincte engendrée par le champ anti-g du lit, la silhouette pâle de Relstoch Sessupin remua dans les airs, puis roula sur elle-même. Ses bras s’écartèrent doucement et, au bout d’un moment, le faible champ centreur opérant de son côté du lit les lui ramena lentement le long du corps. Dans le dressing, Sma retint une gorgée d’eau dans sa bouche et se gargarisa avant de l’avaler.
À cinquante mètres plus à l’est, flottant très haut dans la salle des turbines, Skaffen-Amtiskaw estimait l’étendue des dégâts causés par la fête de la veille. La partie de son cerveau qui contrôlait le drone-garde déguisé en oiseau jeta un dernier regard au lacis d’égratignures couvrant les fesses de Sessupin, ainsi qu’aux traces de morsures qui s’effaçaient déjà sur les épaules de Sma (elle était en train de les recouvrir d’une chemise arachnéenne), puis releva le drone-garde de sa mission.
L’oiseau poussa un cri rauque, repassa d’un bond derrière le rideau et tomba de l’appui de la fenêtre dans un grand battement d’ailes affolé ; puis il prit son envol et remonta à toute allure le long de la face luisante du barrage. Perçants, ses cris d’alarme se répercutèrent sur les flancs de béton et revinrent le troubler encore davantage. L’écho de ce tapage parvint jusqu’aux oreilles de Sma, qui boutonna son gilet en souriant.
— La nuit a été bonne ? Bien dormi ? s’enquit Skaffen-Amtiskaw en retrouvant Sma sous le portique de l’ancien immeuble administratif.
— Très bonne, mais pas dormi, répondit-elle en bâillant.
Puis elle chassa les hralzs geignards vers le grand hall de marbre qui formait l’entrée du bâtiment ; là attendait Maikril le majordome, l’air malheureux et un paquet de laisses à la main. Tout en enfilant ses gants, Sma fit un pas à l’extérieur et pénétra dans la lumière du soleil. Le drone lui maintenait la portière ouverte. Elle laissa l’air frais du matin lui emplir les poumons et dévala les marches en faisant claquer ses talons. Elle sauta dans la voiture, grimaça légèrement en s’installant au volant, puis bascula un interrupteur qui mit en marche le toit ouvrant, pendant que le drone chargeait ses bagages dans le coffre arrière. Elle tapota du doigt la jauge de batterie sur le tableau de bord et appuya à petits coups sur l’accélérateur, juste pour sentir les moteurs jugulés par les freins. Le drone verrouilla la malle et alla se suspendre au-dessus de la banquette arrière. Sma agita le bras pour dire au revoir à Maikril qui, pourchassant un des hralzs sur les marches de la salle des turbines, ne s’aperçut de rien. Sma se mit à rire, puis appuya à fond sur l’accélérateur et libéra le frein.
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