Et s’il revenait ? Il pourrait espérer survivre et peut-être même vivre quelques mois de plus, au mieux, car le système d’hibernation, sans ordinateur, était désormais inutilisable. De toute façon, il ne pouvait compter rester en vie jusqu’à ce que Explorateur 2 aborde l’orbite de Japet, dans quatre ou cinq ans.
Comme le croissant doré de Saturne s’élevait dans l’espace, il refoula ces pensées. Il était le premier humain à contempler pareil spectacle. Saturne avait toujours présenté à la Terre sa face pleine, totalement illuminée par le soleil. À présent, la planète géante apparaissait comme un arc délicat que coupait l’infime trait de lumière des anneaux, pareil à une flèche sur une corde tendue, prête à jaillir vers le soleil.
Titan était visible comme une étoile brillant au sein des étincelles plus pâles des autres lunes. Avant la fin de ce siècle, les hommes les auraient toutes visitées, mais si elles recelaient des secrets, Bowman ne les connaîtrait jamais.
Le bord de l’œil immense et blanc glissait vers lui. Plus qu’une centaine de milles, une dizaine de minutes, et il survolerait son objectif. Il eût aimé être certain que ses mots allaient vraiment atteindre la Terre une heure et demie après, à la vitesse de la lumière. L’ultime ironie serait que, par suite de quelque panne de l’émetteur, il disparaisse en silence sans que jamais nul ne sache ce qui avait pu lui arriver.
Loin au-dessus de lui, le vaisseau brillait sur le fond noir de l’espace. Il l’accompagnerait pendant un moment encore, jusqu’à ce que la capsule amorce son freinage et le laisse disparaître à l’horizon. Alors, il resterait seul au-dessus de la plaine blanche, seul avec l’énigme noire qui en marquait le centre.
Le bloc d’ébène monta sur l’horizon, éclipsant les étoiles. Bowman fit basculer la capsule sur ses gyroscopes et utilisa toute la puissance de freinage dont il disposait. Il descendit alors vers la surface de Japet en un arc ouvert, immense.
Sur un monde à gravité plus forte, cette manœuvre eût coûté une quantité invraisemblable de carburant. Mais ici, l’appareil ne pesait plus que quelques livres et il pourrait se déplacer quelque temps sans risquer d’épuiser ses réservoirs et de se trouver immobilisé loin de l’astronef. Quoique cela ne fît sans doute guère de différence…
Il était maintenant à cinq milles de la surface et se dirigeait droit sur l’immense monolithe noir, à la géométrie parfaite, qui se dressait au-dessus de la plaine lisse. Il devait exister bien peu de constructions aussi gigantesques sur Terre. Les derniers calculs de Bowman indiquaient une hauteur de 900 mètres. Pour autant qu’il pût en juger, les proportions du monolithe de Japet étaient les mêmes que celles de AMT-1… L’étrange rapport 1-4-9 se répétait.
« Je ne suis plus qu’à trois milles, maintenant. Je me maintiens à 120 mètres d’altitude. Toujours aucun signe d’activité sur mes appareils. La surface reste absolument lisse. Il devrait pourtant y avoir des traces de météorites, après tout ce temps !
« Et je ne vois aucun débris sur le… je suppose que je peux dire le toit. Pas d’ouverture non plus. J’espérais pouvoir pénétrer à l’intérieur…
« Voilà : je suis juste au-dessus, à 150 mètres d’altitude. Il ne faut pas que je perde trop de temps : l’astronef s’éloigne et il sera bientôt hors de portée. Je vais me poser. C’est sûrement assez solide. Sinon, je redécollerai aussitôt…
« Une minute… C’est étrange…»
La voix de Bowman s’éteignit dans un silence stupéfait. Il n’avait pas peur. Tout simplement, il ne parvenait pas à décrire ce qu’il voyait.
L’instant auparavant, il dominait un vaste rectangle plat d’environ 250 mètres de long sur 60 de large et qui semblait fait d’un matériau aussi dur que le roc. Maintenant, ce rectangle paraissait s’éloigner de lui, comme dans ces illusions d’optique où un objet en relief semble se renverser et présenter soudain au regard son côté le plus éloigné.
En fait, c’était un peu ce qui se produisait pour l’énorme masse. Bowman ne voyait plus un monolithe dressé sur la plaine blanche. Ce qui lui avait semblé être le toit se trouvait soudain à des profondeurs infinies. Durant un instant de vertige, il eut l’impression de contempler l’intérieur d’un puits prodigieux et rectangulaire qui défiait les lois de la perspective car ses dimensions ne diminuaient en rien avec la distance…
L’Œil de Japet s’était ouvert brièvement, comme pour chasser quelque grain de poussière qui l’irritait. Et David Bowman eut juste le temps de prononcer une dernière phrase que les hommes du Contrôle de Mission qui veillaient à neuf cents millions de milles et à quatre-vingts minutes de là ne devaient jamais oublier :
« C’est creux… jusqu’à l’infini… et… Oh ! mon Dieu ! C’est plein d’étoiles ! »
La Porte des Étoiles s’ouvrit. Se referma.
En un instant trop bref pour être mesuré, l’espace se contracta sur lui-même.
Et Japet fut à nouveau désert, comme il l’avait été depuis trois millions d’années, à l’exception d’un vaisseau abandonné mais encore vivant qui continuait d’envoyer à ses constructeurs des messages qu’ils ne pourraient plus croire ni comprendre.
SIXIÈME PARTIE
Par-delà la porte des étoiles
Il ne percevait aucune sensation de mouvement. Il tombait vers ces impossibles étoiles qui brillaient dans le cœur obscur de la lune… Non… Elles n’étaient pas vraiment là, il en était certain. Il était trop tard à présent, mais il se disait qu’il aurait dû accorder plus d’attention à toutes ces théories sur l’hyper-espace et les passages inter-dimensionnels. Car pour lui, David Bowman, ce n’étaient plus des théories.
Peut-être le monolithe de Japet était-il creux. Peut-être le « toit » n’était-il qu’une illusion ou quelque diaphragme qui s’était ouvert pour le laisser entrer, mais dans quoi ? Pour autant qu’il pût encore se fier à ses sens, il lui semblait tomber verticalement dans un immense conduit rectangulaire, haut de milliers et de milliers de mètres. Il allait de plus en plus vite mais l’extrémité lointaine ne changeait pas de dimensions et il ne semblait pas s’en rapprocher. Seules les étoiles bougeaient. Leur mouvement fut tout d’abord si lent qu’il lui fallut un moment avant de se rendre compte qu’elles n’étaient pas fixes. Après quelques instants, il lui devint évident que chacune d’elles grossissait, semblant se ruer sur lui à une vitesse inconcevable. Cette expansion, toutefois, n’était pas linéaire. Certaines étoiles du centre semblaient bouger à peine alors que celles de la périphérie accéléraient de plus en plus jusqu’à devenir de simples traits de lumière qui s’évanouissaient derrière lui. Il y en avait constamment de nouvelles pour remplacer celles qui disparaissaient. Elles naissaient au milieu du vide de quelque source apparemment inépuisable. Bowman se demanda ce qui se produirait si l’une de ces étoiles arrivait sur lui. Continuerait-il jusqu’à plonger dans le brasier ? Mais nulle étoile ne s’approchait suffisamment pour qu’il parvînt même à la distinguer comme un disque. Elles passaient toutes de part et d’autre, très loin, éclatant hors de leur cadre rectangulaire.
L’extrémité du puits n’était pas encore en vue. C’était un peu comme si les parois se déplaçaient en même temps que Bowman, l’emportant vers une destination inconnue. Ou bien il était immobile et c’était l’espace tout entier qui se déplaçait autour de lui…
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