Et finalement, l’aube pâle se dessina au-devant de sa route. Il émergea au jour. Sa vitesse s’était considérablement réduite, maintenant, et il ne pourrait plus échapper ni au soleil ni à Saturne. Elle lui permettrait seulement de s’éloigner suffisamment pour aller frôler l’orbite de Japet, à deux millions de milles de là. Il lui faudrait quatorze jours pour parcourir cette distance et couper à nouveau les orbites des lunes intérieures : Janus, Mimas, Encelade, Téthys, Dioné, Rhéa, Titan, Hypérion… Des mondes qui portaient les noms de dieux et de déesses presque encore vivants pour ces espaces où le temps s’écoulait différemment.
Et puis le vaisseau rencontrerait Japet. Si le contact échouait, il devrait revenir vers Saturne et recommencer son orbite de vingt-huit jours. Mais il n’y aurait pas de second rendez-vous possible avec le satellite, car Japet, la prochaine fois, serait presque de l’autre côté de Saturne.
Bien sûr, l’astronef et le satellite devaient se rencontrer à nouveau, lorsque leurs orbites les placeraient en conjugaison, mais cet événement ne surviendrait pas avant si longtemps que, quoi qu’il pût advenir, Bowman ne serait plus là pour y assister.
Lorsque Bowman avait pour la première fois observé Japet, l’étrange tache lumineuse était partiellement plongée dans l’ombre. Seule la clarté venue de Saturne la révélait en entier. À présent, tandis que la lune saturnienne évoluait sur son orbite de soixante-dix-neuf jours, l’ellipse apparaissait en pleine lumière.
Bowman la regardait croître tandis que Explorateur 1 s’avançait de plus en plus lentement vers l’inévitable rendez-vous. Et il prit conscience d’une obsession troublante. Il n’y avait jamais fait allusion lors de ses conversations avec le Contrôle de Mission, car on aurait pu immédiatement supposer qu’il était victime d’hallucinations.
Et peut-être était-ce le cas, car il avait de plus en plus la conviction que l’ellipse brillante qui se détachait sur le fond noir du satellite était un œil énorme et vide qui le regardait approcher. Un œil sans pupille, sans rien qui marquât sa surface vierge. Ce ne fut que lorsque l’astronef se trouva à 50 000 milles, alors que Japet était deux fois plus grand que la Lune, que Bowman distingua un minuscule point noir au centre de l’œil. Mais les dernières manœuvres d’approche ne lui laissaient pas le temps de l’examiner en détail.
Pour la dernière fois, le moteur principal du vaisseau libéra son énergie. Pour la dernière fois, l’orage des atomes détruits souffla entre les lunes de Saturne. Le chuchotement lointain et la poussée des fusées éveillèrent en David Bowman un sentiment de fierté et de tristesse. Les magnifiques machines avaient accompli leur tâche sans faiblir, avec une efficience totale. Elles avaient mené le vaisseau de la Terre à Jupiter, puis jusqu’à Saturne, et elles fonctionnaient maintenant une ultime fois. Quand Explorateur 1 aurait éjecté ses réservoirs, il serait aussi inerte et vulnérable qu’un astéroïde ou une comète, prisonnier impuissant des forces gravitationnelles. Jamais il ne reprendrait le chemin de la Terre. Il continuerait de suivre éternellement son orbite, monument errant des premiers âges de l’exploration interplanétaire. Des milliers de milles, puis des centaines… Les jauges des réservoirs approchèrent du zéro. Sur le panneau de contrôle, Bowman suivait anxieusement les indications des écrans et des diagrammes improvisés qu’il devait maintenant consulter à chaque fois qu’il avait une décision à prendre. Il songeait que ce serait une fin épouvantable, après avoir survécu si longtemps, que de manquer le rendez-vous orbital pour quelques livres de carburant.
Le moteur principal stoppa et le sifflement des fusées décrut. Seuls les verniers continuèrent de guider lentement Explorateur 1 sur son orbite. Japet était maintenant un croissant immense sur le fond de l’espace, un marteau cosmique brandi au-dessus du vaisseau, prêt à l’écraser comme une noix. Et le vaisseau continuait de s’approcher, lentement, si lentement qu’il semblait s’être arrêté. D’objet astronomique, Japet devint paysage, mais nul n’aurait pu dire à quel moment s’était opérée cette mutation infiniment subtile. Le sol n’était plus qu’à cinquante milles. Les fidèles verniers donnèrent les dernières poussées et s’immobilisèrent à jamais. Explorateur 1 était maintenant placé sur son orbite définitive. Il tournait autour de Japet en trois heures à une vitesse de huit cents milles à l’heure, amplement suffisante dans ce faible champ gravifique. L’astronef était satellite d’un satellite.
« Je reviens au jour et je confirme ce que je vous ai dit au dernier passage. On ne distingue que deux matières en surface. La noire semble brûlée, comme du charbon de bois. Elle en a d’ailleurs la texture, pour autant que je puisse en juger au télescope. En fait, elle me rappelle un toast grillé…
« Je n’arrive toujours pas à déterminer la nature de la zone blanche. Ses limites sont tout à fait nettes et l’on ne voit aucun détail. Cela pourrait être du liquide… C’est suffisamment plat. Je ne sais pas ce que donnent les images que je vous ai transmises, mais cela fait songer à une mer de lait gelé. À moins que ce ne soit une sorte de gaz lourd… Non, je pense que c’est impossible. J’ai parfois l’impression que ça bouge, très lentement, mais je ne peux pas en être certain…
« Me voilà à nouveau au-dessus de la zone blanche. C’est mon troisième passage. Cette fois, j’espère m’approcher un peu plus de cette marque que j’ai repérée au centre en m’approchant. Si mes calculs sont justes, je devrais passer à moins de cinquante milles…
« Oui, je vois quelque chose, à l’endroit prévu. Cela monte sur l’horizon. Je vois également Saturne, dans la même direction. Je passe au télescope…
« Eh ! on dirait une sorte de bâtiment… Complètement noir… Plutôt difficile à voir. Pas de fenêtres, aucun détail… Simplement un bloc, un grand bloc vertical. Il doit faire au moins un mille de hauteur. Il me rappelle… Bien sûr ! C’est exactement comme ce que vous avez trouvé sur la Lune ! C’est le grand frère de AMT-1 ! »
Appelons cela la Porte des Étoiles.
Trois millions d’années durant elle avait tourné autour de Saturne dans l’attente d’un mouvement du Destin qui pouvait aussi bien ne jamais venir. Lors de sa création, une lune s’était brisée dont les fragments, depuis, continuaient de suivre leur orbite.
Mais maintenant la longue attente touchait à sa fin. Sur un nouveau monde, l’intelligence était née et venait de quitter son berceau. La très ancienne expérience approchait de son terme. Ceux qui l’avaient entreprise, si longtemps auparavant, n’avaient pas été des hommes… Ni même des humains. Mais ils étaient faits de chair et de sang et, lorsqu’ils contemplaient les profondeurs de l’espace, ils ressentaient de l’émerveillement, de la peur et de la solitude. Dès qu’ils en eurent le pouvoir, ils s’élancèrent vers les étoiles.
Dans leur quête, ils rencontrèrent la vie sous bien des formes et ils observèrent son évolution sur un millier de mondes. Ils la virent vaciller comme une étincelle avant de mourir et de retourner à la nuit cosmique.
Et parce qu’ils n’avaient rien trouvé de plus précieux que l’Esprit dans toute la Galaxie, ils aidèrent à sa naissance de toutes parts. Ils devinrent de véritables fermiers dans le champ des étoiles et ils récoltèrent parfois. Parfois aussi, sans passion, ils durent arracher les mauvaises herbes.
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