Le garçon fait un clin d’œil à Chevette et va plus loin.
— Vous trouvez ça bizarre ?
La femme finit de boire son vin et jette le verre par-dessus son épaule. Chevette l’entend qui se brise.
— Hein ?
— La fête de Cody.
— Je ne sais pas. Un peu… Je suis entrée comme ça…
— Où habitez-vous ?
— Au pont.
Elle guette sa réaction. Le sourire de la femme s’élargit.
— Vraiment ? C’est si… mystérieux. J’aimerais y aller, parfois, mais il n’y a pas de visites accompagnées, et on dit que c’est… dangereux.
— C’est faux, lui dit Chevette, qui hésite cependant. Mais… il ne faut pas être trop habillée, vous voyez ce que je veux dire ? Ce n’est pas plus dangereux que le quartier où vous êtes.
Elle pense aux fûts qui brûlent dans les terrains vagues.
— Mais n’allez pas à Treasure Island, reprend-elle. Et n’essayez pas de traverser jusqu’à Oakland. Restez du côté suspendu.
— Et ça vous plaît de vivre là-bas ?
— Ben oui, je n’aimerais pas habiter ailleurs.
— Vous avez bien de la chance, fait la femme avec un sourire.
— Bon, murmure Chevette, gênée. Il faut que je me sauve, maintenant.
— Je m’appelle Maria.
— Moi, c’est Chevette.
Elle lui tend la main. Elles ont son deuxième prénom presque en commun. Chevette-Marie.
Elles se serrent la main.
— Au revoir, Chevette.
— Amusez-vous bien, d’accord ?
— Je n’aime pas du tout cette fête.
Rajustant les larges épaules du blouson de Skinner, Chevette fait un signe de tête à Maria et commence à fendre la foule en direction de la sortie. Il y a plus de monde que quand elle est entrée. Les invités de Cody doivent continuer d’arriver. L’atmosphère est de plus en plus japonaise, remarque-t-elle. Tout le monde est très habillé. Les femmes, secrétaires ou autres, portent toutes des perles, ce qui ne les empêche pas, de toute évidence, de participer à l’esprit de la chose. Il y a de plus en plus de bruit, aussi, à mesure que les gens sont de plus en plus pétés. On entend ce brouhaha spécial qui signifie que la boisson commence à faire son effet général, et elle n’a plus qu’une seule envie, c’est de partir le plus vite possible.
Elle se retrouve coincée près de la porte de la salle de bains où elle a aperçu les glacés, mais celle-ci est fermée à présent. Un groupe de Français parlent bruyamment dans leur langue en s’esclaffant et en faisant de grands gestes des mains, mais Chevette entend quelqu’un qui vomit à l’intérieur.
— Je veux juste passer , dit-elle à un homme en nœud pap et aux cheveux coupés court.
Elle le bouscule un peu, et une partie de son verre se renverse. Il lui crie quelque chose en français.
C’est la vraie claustro, à présent. Comme dans les bureaux où on la fait poireauter des heures avant de lui remettre un message et où elle voit tous les occupants des lieux défiler sans cesse devant elle, en se demandant si tout cela a une signification ou s’ils se contentent d’aller et venir. C’est peut-être aussi le vin qui lui monte à la tête. Elle n’a pas l’habitude de boire, et elle n’aime pas du tout l’arrière-goût au fond de sa gorge.
Soudain, elle revoit son poivrot, l’Européen au cigare éteint, son front luisant trop près du visage hébété et légèrement embêté de l’une des turbineuses. Il la bloque dans un coin, et tout le monde est tellement collé, si près de la porte et de la liberté, que Chevette se sent plaquée contre son dos durant une seconde ou deux. Cela n’interrompt pas son entretien minable avec la fille, certes pas, mais il lance un coup de coude vicelard en arrière, dans les côtes de Chevette, pour gagner un peu d’espace vital.
Au moment où elle baisse les yeux, elle voit quelque chose qui dépasse d’une poche du blouson en cuir tabac.
La chose se retrouve subitement dans la main de Chevette, puis dans le devant de ses leggings. Elle est déjà dans le couloir, et le trou-du-cul ne s’est aperçu de rien.
Dans le calme soudain du couloir d’hôtel, tandis que les bruits de la fête s’éloignent, elle se dirige vers l’ascenseur. Elle voudrait courir, elle voudrait rire, mais elle commence à avoir un peu la frousse.
Elle marche.
Elle passe devant les plateaux, assiettes et verres sales de la fiesta.
Elle se souvient des gorilles de la sécurité dans le hall.
Avec ce foutu truc coincé dans son pantalon.
Dans un couloir adjacent à celui où elle est, elle aperçoit les portes d’un ascenseur de service, grandes ouvertes, qui lui tendent les bras. À l’intérieur, un garçon au faciès d’Asie centrale range un chariot d’acier badigeonné de peinture où sont empilés des rectangles plats qui doivent être des écrans de télévision. Il la dévisage longuement tandis qu’elle se glisse entre le chariot et la paroi. Son visage est tout en pommettes, ses yeux sont brillants et enfoncés, les côtés de sa tête sont rasés très haut, et sa coiffure est presque verticale, à la manière que ces gens-là affectionnent très souvent. Il a un badge de la sécurité épinglé sur le devant de sa blouse grise, et un VirtuaFax qui pendouille autour de son cou au bout d’un cordon de nylon rouge.
— Sous-sol, lui dit Chevette.
Le fax bourdonne. Il le prend dans sa main, appuie sur le bouton et regarde l’écran. Le truc, dans le pantalon de Chevette, semble avoir triplé de volume. Puis l’autre laisse retomber le fax sur sa poitrine, lui fait un clin d’œil et appuie sur un bouton marqué B-6. La porte de l’ascenseur se referme bruyamment, et Chevette ferme les yeux.
Elle s’appuie en arrière contre les grands panneaux rembourrés des parois et s’imagine qu’elle est dans la chambre de Skinner, écoutant le bruissement des câbles. Le sol, là-bas, est constitué de briquettes de bois non équarri, de cinq centimètres d’épaisseur sur dix de large, posées sur champ, et le sommet de la bosse du câble, sur son étrier d’acier, passe juste au milieu. Skinner lui a dit qu’il y avait dix-sept mille quatre cent soixante-quatre brins d’acier dans ce câble, chaque brin faisant l’épaisseur d’un crayon. Quand on pose l’oreille dessus, on entend chanter le pont entier, si le vent souffle comme il faut.
L’ascenseur s’arrête au quatrième sous-sol sans aucune raison. Il n’y a personne derrière la porte. Chevette aurait envie d’appuyer de nouveau sur B-6, mais elle se force à attendre que le garçon au fax le fasse lui-même. Ce qu’il fait au bout d’un moment.
B-6 n’est pas le parking qu’elle attend avec tant d’impatience, mais un labyrinthe de tunnels en béton vieux d’un siècle, pavés d’asphalte craquelé, avec au plafond d’énormes tuyaux fixés par des colliers de fer. Elle se glisse dehors tandis qu’il se penche pour décoincer une roue de son chariot.
Alignement de chambres froides cadenassées vieilles d’un siècle. Cinquante aspirateurs en train de se charger devant des postes numérotés. Énormes tapis roulés, entassés comme des bûches. Des gens vont et viennent en vêtements de travail, certains en blanc comme dans les cuisines. Elle s’efforce d’assumer un air professionnel, comme si elle faisait une livraison.
Elle découvre un escalier étroit et grimpe. Il fait chaud et ça sent le renfermé. Des détecteurs de mouvement allument la lumière à chaque palier. Elle ressent le poids du vieil immeuble sur ses épaules.
Mais sa bécane est là, au deuxième sous-sol, derrière une colonne de béton cannelé.
— Pas touche ! fait la bécane quand elle se trouve à un mètre cinquante.
Sans hurler autant que les voitures, mais elle ne donne pas pour autant l’impression de plaisanter.
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