— Mais vous croyez qu’elles sont encore opérationnelles ?
— Bon Dieu, oui. À peu près autant que Lud, si vous pouvez appeler ça opérationnel. À quoi y ressemble, à votre avis, votre fabricant de boîtes ?
— Que savez-vous de Maas Biolabs ?
— Moss quoi ?
— Maas. Ils fabriquent des biopuces…
— Oh. Eux. Ben, j’en sais pas plus…
— Ludgate en parle ?
— Ça s’pourrait. J’peux pas dire que j’écoute à ce point. Savez, Lud, c’est plutôt le genre bavard…
Il les conduisit au long d’avenues transversales bordées de pentes rouillées d’épaves de voitures, entre les grues des ferrailleurs et les tours noires des fondeurs. Il se cantonnait dans les ruelles tandis qu’ils se faufilaient dans les faubourgs ouest de la Conurb et finit par lancer leur glisseur dans un étroit canyon de briques, les flancs blindés raclant les parois avec des étincelles, pour le jeter au bout du compte dans un mur de détritus compactés, maculés de suie. Une avalanche d’ordures dégringola, recouvrant presque entièrement le véhicule, et il lâcha les commandes, regardant les dés de mousse osciller d’avant en arrière, de gauche à droite. La jauge à essence frôlait le zéro depuis une douzaine de pâtés d’immeubles.
— Qu’est-ce qui s’est passé, là-bas ? dit-elle, les pommettes vertes à la lueur des instruments.
— J’ai descendu un hélicoptère. Par accident, en fait. On a eu du pot.
— Non, je veux dire, après. J’étais… j’ai fait un rêve.
— Quel genre de rêve ?
— Des grandes choses, qui avançaient…
— Vous avez eu une espèce d’attaque.
— Je suis malade ? Vous croyez que je suis malade ? Pourquoi la compagnie veut-elle me tuer ?
— Je ne crois pas que vous soyez malade.
Elle déboucla son harnais et enjamba le siège, pour s’allonger là où ils avaient dormi.
— C’était un mauvais rêve…
Elle se mit à trembler. Il sortit également de son harnais et la rejoignit, tenant sa tête contre la sienne, lui caressant les cheveux, les lissant en arrière contre le crâne délicat, les ramenant derrière les oreilles. Son visage dans la lueur verte, pareil à quelque objet rapporté de rêves puis délaissé, la peau lisse et fine sur les os. Chandail noir à moitié dézippé, il dessina du bout des doigts la ligne fragile de sa clavicule. Sa peau était fraîche, moite d’une pellicule de sueur. Elle s’agrippa à lui.
Il referma les yeux et vit son propre corps, dans un lit rayé de soleil, sous un lent ventilateur aux pales de bois dur et noir. Son corps comme un piston, tressautant comme un membre amputé, la tête d’Allison rejetée en arrière, bouche ouverte, lèvres tendues contre les dents.
Angie pressa son visage au creux de son cou.
Elle grogna, se raidit, roula pour se dégager.
— Mercenaire, dit la voix.
Et il se retrouva contre le siège du pilote, un trait vert sur le canon du Smith Wesson, reflet du tableau, la tête lumineuse du viseur frontal éclipsant la pupille gauche de la fille.
— Non, dit la voix.
Il abaissa son arme.
— Vous êtes revenu…
— Non. Legba t’a parlé. Je suis Samedi.
— Samedi ?
— Le Baron Samedi, mercenaire. Tu m’as rencontré un jour, sur une colline. Le sang était sur toi comme rosée. J’ai bu à ton cœur gonflé, ce jour-là. (Le corps de la fille eut un violent soubresaut.) Tu connais bien cette ville…
— Oui.
Il regardait les muscles se crisper et se relaxer sur son visage, modelant ses traits en un nouveau masque…
— Parfait. Laisse le véhicule ici, comme tu en avais l’intention. Mais suis les stations en direction du nord. Vers New York. Ce soir. Je t’y guiderai avec la cavale de Legba, et tu tueras pour moi…
— Tuer qui ?
— Celui que tu désires le plus tuer, mercenaire.
Angie gémit, frissonna et se mit à sangloter.
— Tout va bien, dit Turner, on est presque rentrés.
C’était un truc idiot à dire, songea-t-il tout en l’aidant à sortir du siège ; ni l’un ni l’autre n’avaient d’endroit où rentrer. Il sortit de la parka la boîte de cartouches et remplaça celle qu’il avait tirée sur le Honda. Dans la trousse à outils de la planche de bord, il trouva un cutter maculé de peinture dont il se servit pour découper l’ourlet de la parka, libérant par l’ouverture un million de microtubes de polystyrène. Lorsqu’il l’eut vidée de son isolant, il glissa le Smith Wesson dans son étui et enfila la parka. Elle tombait autour de lui en faisant des plis, comme un imper trop grand, ne trahissant absolument pas l’excroissance du gros pistolet.
— Pourquoi avez-vous fait ça ? demanda-t-elle en s’essuyant la bouche du revers de la main.
— Parce qu’il fait chaud, là, dehors, et que j’ai besoin de planquer mon arme. (Il fourra dans une poche l’étui bourré de nouveaux yens usagés.) Allez, venez, on a un métro à prendre.
La condensation gouttait régulièrement du vieux dôme de Georgetown, construit quarante ans après que les Fédéraux souffreteux eurent décampé des confins du bas de McLean. Washington était une ville du Sud, elle l’avait toujours été, et c’était ici qu’on sentait varier l’accent de la Conurb quand on descendait en train depuis Boston. Les arbres du district étaient verts et pleins de sève, et leur feuillage atténuait la lumière tandis que Turner et Angela Mitchell se frayaient un chemin sur les trottoirs défoncés vers Dupont Circle et la gare. Il y avait des bidons tout autour de la place et quelqu’un avait allumé un feu d’ordures dans la vasque de marbre géante au milieu. Ils passèrent devant des silhouettes silencieuses, assises à côté de couvertures étalées, sur lesquelles étaient disposés de surréalistes assortiments de marchandises : les pochettes en carton boursouflées d’humidité de disques audio noirs en vinyle côtoyaient des prothèses usagées d’où saillaient de primitives prises neurales, un bocal en verre poussiéreux rempli de médailles de chien oblongues en acier, des piles de cartes postales fanées reliées par un élastique, des trodes indos bon marché encore emballées dans le plastique du grossiste, des ensembles salière-poivrière en céramique dépareillés, une canne de golf à la poignée de cuir éraflée, des couteaux suisses sans lames, une poubelle en tôle cabossée sur laquelle était lithographié le visage d’un président dont Turner pouvait presque se rappeler le nom (Carter ? Grosvenor ?), des hologrammes flous du Monument…
Dans les ombres près de l’entrée de la gare, Turner marchanda tranquillement avec un jeune Chinois en jean blanc, pour troquer les plus petites coupures de Rudy contre neuf jetons en alu estampés avec le sigle ornementé du métro de l’AMAB.
Deux des jetons leur donnèrent accès aux quais. Trois allèrent dans les distributeurs pour avoir un mauvais café et des gâteaux rassis. Les quatre derniers les conduisirent vers le nord, dans la rame qui se ruait en silence sur son coussin magnétique. Il s’adossa, la tenant dans ses bras, et fit semblant de fermer les yeux ; mais il contemplait leur reflet dans la vitre opposée : un grand type, maigre à présent et mal rasé, affalé, l’air défait, une fille aux yeux caves blottie à ses côtés. Elle n’avait pas rouvert la bouche depuis qu’ils avaient quitté la ruelle où il avait abandonné le glisseur.
Pour la seconde fois en une heure, il envisagea de téléphoner à son agent. Si tu dois te fier à quelqu’un, en règle générale, alors fie-toi à ton agent. Mais Conroy avait dit avoir engagé Oakey et les autres par l’intermédiaire de l’agent de Turner et la filière rendait ce dernier dubitatif. Où était Conroy, ce soir ? Il était à peu près certain que c’était Conroy qui leur avait mis Oakey aux trousses avec le laser. Hosaka avait-elle arrangé le coup du canon électromagnétique, dans l’Arizona, pour effacer toute trace d’une tentative ratée d’exfiltration ? Mais si tel avait été le cas, pourquoi ordonner à Webber de détruire l’équipe médicale, l’antenne de neurochirurgie et la console Maas-Neotek ? Et il y avait la Maas, encore… La Maas avait-elle tué Mitchell ? Y avait-il une raison quelconque de croire que Mitchell était vraiment mort ? Oui, songea-t-il, tandis que près de lui la fille dormait d’un sommeil agité, il y en avait une : Angie. Mitchell avait craint qu’ils ne la tuent ; il avait mis au point sa défection pour lui permettre de s’échapper, la faire passer chez Hosaka, sans aucun plan pour sa propre évasion. Ou du moins, telle était la version donnée par Angie.
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