— Jammeur, intervint Jackie, tu dois te détendre. Reste assis. Tu pourrais tomber en état de choc.
— As-tu bonne mémoire, Bobby ? Je vais te lancer une séquence. Tu t’entraînes sur mon terminal. Éteint, pas branché. D’ac ?
Bobby acquiesça.
— Bon, alors, tu l’essaies à blanc une ou deux fois. Code d’entrée. Par la porte de service.
— De qui ?
Bobby fit pivoter la console noire et posa les doigts sur le clavier.
— Le Yakuza, dit Jammeur.
Jackie le dévisageait :
— Eh, qu’est-ce que tu…
— Comme j’expliquais. C’est un vieux service qu’on me doit. Mais tu sais ce qu’on dit : le Yakuza n’oublie jamais. Ça marche dans les deux sens…
Une bouffée de chair cramée atteignit les narines de Bobby qui grimaça.
— Comment ça se fait que tu n’aies jamais mentionné ça à Beauvoir ?
Jackie repliait et rangeait son fourbi dans la mallette blanche.
— Mon chou, dit Jammeur, t’apprendras. Il y a des choses que tu t’apprends à bien te souvenir d’oublier.
— Maintenant, écoute, dit Bobby en fixant Jackie avec ce qu’il espérait être son regard le plus lourd, c’est moi qui ai les commandes. Alors, je n’ai pas besoin de tes loa, vu ? Ils me tapent sur le système…
— Ce n’est pas elle qui les appelle, dit Beauvoir, accroupi près de la porte du bureau, le détonateur dans une main et le fusil anti-émeutes sud-africain dans l’autre, ils viennent, c’est tout. Ils veulent venir, ils sont là. En tout cas, ils t’aiment bien…
Jackie se disposait les trodes sur le front.
— Bobby, dit-elle, tout se passera bien. Te tracasse pas, branche-toi, c’est tout.
Elle avait retiré son fichu. Ses cheveux se dressaient entre deux sillons bien nets de peau rasée, noire et luisante, avec d’antiques résistances tressées à intervalles irréguliers, petits cylindres de résine phénolique marron cernés d’anneaux de peinture aux couleurs codifiées.
— Dès que t’as dépassé le Panier de basket, disait Jammeur à Bobby, tu piques de trois mille mètres vers le sol, je veux dire en rase-mottes…
— Dépassé quoi ?
— Le Panier de basket. C’est la sphère économique de la ceinture solaire Dallas-Fort Worth, t’auras intérêt à descendre vite fait, ensuite tu lances ta passe comme je t’ai indiqué, sur vingt kilomètres, à peu près. Dans le coin, ce n’est que marchands de tires d’occase et comptables du Trésor, mais tu ne sors pas de la route, vu ?
Bobby acquiesça, souriant.
— Quelqu’un te voit passer, grand bien lui fasse. Les gens qui descendent se câbler dans le secteur ont de toute manière l’habitude de voir des trucs bizarres…
— Allez, chef, dit Beauvoir à Bobby, traîne pas. Faut que je retourne à la porte…
Bobby se brancha.
Il suivit les instructions de Jammeur, secrètement reconnaissant de pouvoir sentir Jackie près de lui tandis qu’ils plongeaient dans les profondeurs quotidiennes du cyberspace, sous les feux scintillants du Panier de basket qui diminuaient au-dessus d’eux. La console était rapide, supermaniable et lui procurait une sensation de force et de vitesse. Il se demanda comment Jammeur s’était arrangé pour que le Yakuza lui doive une faveur, une dont il n’avait jamais pris la peine de profiter, et une partie de son esprit était occupée à bâtir des scénarios lorsqu’ils heurtèrent la glace.
— Bon Dieu… (Et Jackie avait disparu. Quelque chose s’était interposé entre eux, une chose qu’il ressentit comme un froid, un silence, une coupure de la respiration.) Mais il n’y avait rien ici, bordel de merde !
Il était figé, en quelque sorte immobilisé. Il voyait toujours la matrice mais il ne pouvait plus sentir ses mains.
— Pourquoi diantre peut-on brancher un gars comme toi sur ce genre de console ? Ce machin serait mieux à sa place au musée et toi, au lycée.
— Jackie !
Le cri était pur réflexe.
— Mec, dit la voix, je sais pas. Ça fait un certain nombre de jours que je n’ai pas dormi mais sûr que tu ressembles pas à ce que j’étais préparé à choper quand t’as déboulé ici… Quel âge as-tu ?
— Allez vous faire foutre ! dit Bobby.
C’est tout ce qui lui était venu à l’esprit. La voix se mit à rire.
— Ramirez s’en éclaterait la rate, tu sais ? C’est qu’il a un joli sens du ridicule. Voilà un des traits qui me manquent…
— Qui est Ramirez ?
— Mon partenaire. Ex. Mort. Très. Je me demandais, peut-être que tu pourrais me dire comment il en est arrivé là.
— Jamais entendu parler, dit Bobby. Où est Jackie ?
— Assise cul gelé en cyberspace pendant que tu réponds à mes questions, wilson. Comment t’appelles-tu ?
— B… Comte Zéro.
— Bien sûr ! Ton nom !
— Bobby, Bobby Newmark…
Silence. Puis :
— Eh bien… Eh, mais ça se tient plus ou moins, alors. C’est bien sur l’appartement de ta mère que j’ai vu ces agents de Maas essayer leur lance-roquettes, pas vrai ? Mais je suppose que tu n’y étais pas, ou tu ne serais pas ici. Attends voir une seconde…
Droit devant lui, un carré de cyberspace bascula vertigineusement et il se retrouva dans un graphe bleu pâle qui semblait représenter un appartement très spacieux, les silhouettes basses du mobilier schématisées en traits de néon bleu, fins comme des cheveux. Une femme se tenait devant lui, une sorte de personnage d’animation féminin, visage réduit à une tache brune.
— Je suis Slide, dit le personnage, les mains sur les hanches. Jaylene. Fais pas le con avec moi. Personne à Los Angeles – elle fit un geste et une fenêtre se concrétisa soudain derrière elle – ne s’amuse à faire le con avec moi. Pigé ?
— D’accord, dit Bobby. Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Je veux dire, si vous pouviez m’expliquer un peu…
Il ne pouvait toujours pas bouger. La « fenêtre » montrait une vue en vidéo gris bleuté de palmiers et de vieilles bâtisses.
— Comment ça ?
— Ce genre de dessin. Et vous. Et ce vieux film…
— Hé ! mec, j’ai payé un concepteur la peau des fesses pour me programmer ça. C’est mon espace, mon construct. C’est L.A., gamin. Les gens d’ici ne font rien, rien, sans se brancher. C’est là que je prends mon pied !
— Oh ! dit Bobby, toujours perplexe.
— À ton tour. Qui est là-bas, derrière, dans ce dancing miteux ?
— Chez Jammeur ? Moi, Jackie, Beauvoir, Jammeur.
— Et où allais-tu quand je t’ai cueilli ?
Bobby hésita.
— Le Yakuza. Jammeur a un code…
— Pour quoi faire ?
La silhouette s’avança, croquis au pinceau animé avec sensualité.
— Du secours.
— Merde. Tu dis sans doute la vérité…
— J’la dis, j’la dis, juré devant Dieu…
— Eh bien, t’es pas ce qu’il me faut, Bobby Zéro. Ça fait un bout de temps que je sillonne le cyberspace de haut en bas, de long en large, à essayer de retrouver celui qui a tué mon mec. J’ai cru que c’était Maas, parce qu’on emballait l’un des leurs pour Hosaka, alors je me suis mise aux trousses de l’une de leurs équipes d’agents. Première chose que je découvre, c’est ce qu’ils ont fait à l’appart’ de ta maman. Puis je vois trois d’entre eux tomber sur un mec qu’ils appellent le Finnois, mais ces trois-là n’en sont jamais revenus…
— Le Finnois les a tués, dit Bobby. J’les ai vus. Morts.
— Pas possible ? Eh bien, alors, il se pourrait quand même qu’on ait des choses à se dire. Après ça, j’ai regardé les trois autres se servir du même lance-roquettes sur une maquereau-mobile…
— C’était Lucas, dit Bobby.
— Mais à peine ont-ils terminé qu’un hélico les survole et te les crame au laser tous les trois aussi sec. T’en sais un peu plus là-dessus ?
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