William Gibson - Comte Zéro

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Turner, mercenaire, « aide » les transfuges des multinationales à déserter leur poste. Cette fois, il a pour mission de récupérer le cerveau de la biotechnologie de Mass-Neotek.
Marly, acheteuse d’art à Paris, est engagée par un milliardaire excentrique afin de retrouver l’origine de mystérieuses et fascinantes créations apparues subitement sur le marché.
Bobby, ou
, jeune et intrépide pirate de logiciel, opère dans les faubourgs de la Conurb. Il va se laisser entraîner par sa curiosité dans les dédales du cyberspace.
Le cyberspace, c’est l’univers artificiel des réseaux informatiques, le monde qui était déjà celui de
. Et c’est là que leurs destins vont se croiser.
.

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— Quel truc ?

— Là où on va. C’est une partie des anciennes unités centrales de la Tessier-Ashpool. À l’époque, c’était de là qu’étaient gérées les mémoires de tout le groupe…

— J’en ai entendu parler, dit Marly en fermant les yeux. Andréa me l’avait dit…

— Évidemment, tout le monde en a entendu parler – ils possédaient entièrement Zonelibre{Voir Neuromancien (N.d.T.) }. L’avaient même construite. Et puis ils sont devenus zinzins et ils ont tout revendu. Ils ont largué du fuseau leur propriété de famille pour la remorquer sur une autre orbite mais avant, ils avaient pris soin d’effacer toutes leurs archives centrales, de démanteler les unités de mémoires et de les fourguer à un brocanteur. Qui n’en a jamais rien fait. Je n’ai pas connaissance que quiconque ait squatté les lieux mais là-bas, on vit là où on peut… Je suppose que c’est vrai pour n’importe qui. Même qu’on dit que la Lady Jane, la fille du vieil Ashpool, elle vivrait toujours là-haut, raide cinglée… (Elle exerça une dernière traction, en spécialiste, sur le filet anti-g.) Parfait. Tu te relaxes, c’est tout. Je vais pousser la Jane un max pendant une vingtaine de minutes, mais elle va nous conduire là-bas vite fait, et je suppose que c’est pour ça que tu paies…

Et Marly se laissa de nouveau glisser dans un paysage entièrement composé de boîtes, de vastes constructions de Cornell, en bois, où les résidus concrets de l’amour et de la mémoire étaient exposés derrière des plaques de verre poussiéreuses maculées de pluie, et la silhouette de leur mystérieux créateur s’enfuyait devant elle au long d’avenues pavées de mosaïques en dents humaines, les talons des bottes parisiennes de Marly cliquetant aveuglément sur des symboles soulignés par des couronnes d’or terni. Le créateur des boîtes était un homme, il portait la veste verte d’Alain, et il la craignait par-dessus tout. « Je suis désolé, lui criait-elle en lui courant après, je suis désolée… »

— Ouais. Thérèse Lorenz, la Douce Jane. Voulez les numéros ? Hein ? Ouais, bien sûr qu’on est des pirates. Même que j’suis ce salaud de Capitaine Crochet… Écoute, Jack, tu me laisses te donner les numéros, tu pourras vérifier… J’te l’ai déjà dit. J’ai une passagère. Requiers permission et tout le bordel… Marly machin, elle cause français en dormant…

Les lèvres de Marly vacillèrent, s’entrouvrirent. Rez était ficelée devant elle, chacun des petits muscles de son dos défini avec précision.

— Hé ! dit Rez en se tortillant dans son filet, je suis désolée. J’te les ai réveillés mais ils m’ont l’air plutôt floconneux. T’es croyante ?

— Non, dit Marly, ébahie.

Rez fit une grimace.

— Eh bien, j’espère que tu pigeras quelque chose à toute cette merde, alors.

Elle se dégagea du filet en jouant des épaules puis exécuta un saut périlleux arrière qui l’amena à quelques centimètres du visage de Marly. Une fibre optique pendait de sa main vers la console et, pour la première fois, Marly découvrit la délicate prise bleu ciel qui se fondait avec la peau du poignet de la fille. Celle-ci lui glissa un collier-écouteur dans l’oreille droite puis ajusta le tube incurvé transparent du micro qui en descendait.

— Vous n’avez pas le droit de nous déranger ici, disait une voix masculine. Notre œuvre est l’œuvre de Dieu et nous seuls avons vu Son vrai visage !

— Allô ? Allô, vous m’entendez ? Je m’appelle Marly Kruschkhova et j’ai une affaire urgente à discuter avec vous. Ou avec quelqu’un situé à ces coordonnées. Mon affaire concerne une série de boîtes, des collages. Il se pourrait que l’auteur de ces boîtes coure un terrible danger ! Je dois absolument le voir !

— Un danger ? (L’homme toussa.) Dieu seul décide du destin de l’homme ! Nous sommes entièrement dénués de peur. Mais nous ne sommes pas non plus des idiots…

— Je vous en prie, écoutez-moi. J’ai été engagée par Josef Virek pour localiser l’auteur de ces boîtes. Mais, maintenant je suis venue vous avertir. Virek sait que vous êtes ici et ses agents vont me suivre…

Rez fixait sa main.

— Vous devez me laisser entrer ! Je peux vous en dire plus…

— Virek ? (Suivit un long silence empli de parasites.) Josef Virek ?

— Oui, confirma Marly. Lui-même. Vous avez vu ses photos toute votre vie, celle avec le roi d’Angleterre… S’il vous plaît, s’il vous plaît…

— Passez-moi votre pilote, dit la voix, mais le ton hystérique et fanfaron avait disparu, remplacé par quelque chose que Marly appréciait encore moins.

— C’est celui de rechange, disait Rez en détachant le casque à revêtement réfléchissant de la combinaison rouge. Je peux bien te l’offrir, tu m’as assez payée…

— Non, protesta Marly. Franchement, vous n’avez pas besoin de… Je…

Elle hocha la tête, Rez réglait les fixations à la taille de la combinaison spatiale.

— On n’entre pas dans un truc pareil sans scaphandre, dit-elle. Tu ne sais même pas ce qu’ils ont comme atmosphère. Tu ne sais même pas s’ils en ont une, d’atmosphère ! Sans parler des bactéries, des spores… Qu’est-ce qui ne va pas ?

Elle baissa le casque argenté.

— Je suis claustrophobe !

— Oh… (Rez la fixa.) J’en ai déjà entendu parler… Ça veut dire que t’as peur d’être à l’intérieur des choses ?

Elle avait l’air franchement intriguée.

— Quand c’est petit, oui.

— Comme la Douce Jane ?

— Oui, mais… (Elle examina la cabine exiguë, luttant contre la panique.) Ça encore, je peux supporter, mais pas le casque.

Elle frissonna.

— Eh bien, dit Rez, tu sais quoi ? On te rentre dans ce scaphandre, mais on laisse de côté le casque. Je t’apprendrai comment le verrouiller. D’ac ? Sinon, tu descends pas de mon vaisseau…

Sa bouche était inflexible.

— Oui, dit Marly, oui…

— Voilà le topo, dit Rez. On est sas contre sas. Cette écoutille s’ouvre, tu entres, je la referme. Ensuite, j’ouvre l’autre côté. À ce moment, tu te retrouves dans ce qui leur tient lieu d’atmosphère, là-bas. T’es sûre de ne pas vouloir passer le casque ?

— Oui, dit Marly, baissant les yeux vers le casque qu’elle agrippait entre les gantelets rouges de la combinaison, et contemplant son pâle reflet dans la visière réfléchissante.

Rez fit un petit clic avec la langue.

— C’est ton problème. Si tu veux revenir, fais-leur transmettre un message pour la Douce Jane via le terminal JAL.

Marly prit maladroitement un appel du pied et bascula en avant dans le sas, à peine plus grand qu’un cercueil dressé. Le pectoral du scaphandre rouge cogna violemment contre l’écoutille extérieure tandis qu’elle entendait la porte intérieure se refermer en chuintant dans son dos. Une lumière s’alluma, près de sa tête, qui lui fit songer à la veilleuse d’un réfrigérateur.

— Au revoir, Thérèse.

Rien ne se passa. Elle était toute seule avec le battement de son cœur.

Puis le sas extérieur de la Douce Jane s’ouvrit en coulissant. La légère différence de pression suffit à la propulser cul par-dessus tête dans des ténèbres qui sentaient le vieux, une odeur tristement humaine, une odeur de vestiaire abandonné depuis longtemps. L’air avait quelque chose d’épais, humide et crasseux, et, tourbillonnant toujours, elle vit l’écoutille de la Douce Jane se refermer derrière elle. Un trait de lumière la frôla, hésita, pivota, et l’accrocha, toujours en train de tournoyer.

— Lumières ! brama une voix rauque. Lumières pour notre invitée ! Jones !

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