— Sur ce point aussi, je suis d’accord avec vous. Je vous demande simplement de considérer les aspects politiques de la situation. Comme vous le savez, l’exécution de l’ancien Rancher de Widemos a eu des répercussions politiques indésirables dans les Royaumes. Cette exécution était, certes, nécessaire, mais il serait souhaitable que la mort de son fils ne nous soit pas attribuée. Pour l’opinion publique de Rhodia, le jeune Widemos a kidnappé la fille du directeur, qui est très populaire. Il serait par conséquent parfaitement approprié que le directeur mène l’expédition punitive.
« Ce serait un geste dramatique, que les patriotes Rhodiens approuveraient unanimement. Certes, il disposerait de l’assistance militaire Tyrannienne, mais ce facteur peut être minimisé. Et, si notre expédition anéantit le cœur de la conspiration, cette action sera alors attribuée aux Rhodiens. Si le jeune Widemos est exécuté, ce sera par les Rhodiens.
— Sans doute, mais l’on créerait un précédent fâcheux en autorisant des vaisseaux Rhodiens à accompagner une expédition militaire Tyrannienne. En cas de combat, ils nous gêneraient. Comme vous le voyez, cela devient un problème militaire.
— Je n’ai jamais dit, cher commandant, que Hinrik commanderait un vaisseau. Vous le connaissez suffisamment, je pense, pour savoir qu’il en serait incapable, et de plus, nullement désireux d’essayer ! Non, il restera avec nous et sera le seul Rhodien à bord.
— Dans ce cas, commissaire, je retire mon objection, dit le commandant.
* * *
La flotte Tyrannienne était resté immobilisée à deux années-lumière de Lingane pendant près d’une semaine, et la situation devenait tendue.
Le commandant Andros préconisait un débarquement immédiat sur Lingane.
— L’Autarque fait tout ce qu’il peut pour nous faire croire qu’il est un ami du Khan, mais je me méfie de ces hommes qui voyagent de par toute la Galaxie. Il est curieux, d’ailleurs, que le jeune Widemos aille à sa rencontre juste au moment où il est revenu sur Lingane.
— L’Autarque n’a caché ni ses voyages ni son retour, commandant. Et rien ne nous prouve que c’est lui que Widemos tient à voir. Il reste en orbite autour de Lingane. Pourquoi ne se pose-t-il pas ?
— Pourquoi se maintient-il en orbite ? Examinons ce qu’il fait, et non ce qu’il ne fait pas.
— Je pense que j’ai une explication.
— Je serais heureux de l’entendre.
Aratap passa l’index dans son col, essayant en vain de l’élargir.
— Puisque ce jeune homme attend, nous devons supposer qu’il attend quelqu’un ou quelque chose. S’étant rendu à Lingane par le chemin le plus direct – en un seul Saut, en fait— on ne peut imaginer qu’il attende par simple indécision. A mon avis, il attend qu’un ou plusieurs amis viennent le rejoindre. Une fois ces renforts arrivés, il repartira pour une autre destination. Le fait qu’il ne se pose pas sur Lingane semble indiquer qu’il considère cela comme dangereux. Ce qui prouverait que Lingane en général, et tout particulièrement l’Autarque, ne font pas partie de la conspiration, bien que ce soit peut-être le cas de quelques Linganiens isolés.
— Les déductions les plus évidentes ne sont pas nécessairement conformes à la réalité.
— Cher commandant, mes déductions ne sont pas seulement évidentes, elles sont logiques. Elles cadrent parfaitement avec ce que nous savons par ailleurs.
— C’est possible. Néanmoins, si aucun événement nouveau n’intervient dans les vingt-quatre heures à venir, je n’aurai d’autre choix que de donner l’ordre d’avancer sur Lingane.
* * *
Une fois le commandant parti, Aratap fit une grimace. Dire qu’il fallait combattre non seulement les vaincus mécontents, mais aussi les vainqueurs à courte vue ! Vingt-quatre heures. S’il ne se passait rien de nouveau, il allait falloir trouver un autre moyen pour ramener Andros à la raison.
La porte s’ouvrit et Aratap leva la tête avec irritation. Andros revenait déjà ? Non, c’était la grande silhouette légèrement courbée de Hinrik, suivi du garde qui l’accompagnait partout. Théoriquement, on lui avait promis une liberté de mouvement totale. Sans doute le croyait-il, d’ailleurs. Il ne semblait même pas s’apercevoir de la présence de son ange gardien.
Hinrik eut un sourire indécis.
— Je vous dérange, commissaire ?
— Mais pas le moins du monde. Prenez donc un siège, directeur.
Aratap lui-même resta debout, mais Hinrik ne parut pas le remarquer.
— J’ai à vous parler, commissaire, c’est très important.
Il s’interrompit et son regard devint flou et lointain. Sur un ton entièrement différent, il ajouta :
— Quel grand et beau vaisseau vous avez !
— Merci, directeur, dit Aratap avec un sourire pincé.
Les neuf croiseurs qui les accompagnaient étaient compacts comme tous les bâtiments Tyranniens, mais le vaisseau-amiral sur lequel ils se trouvaient était un gigantesque modèle inspiré de la défunte flotte Rhodienne. Signe de décadence et de ramollissement des mœurs sans doute, de telles unités de prestige étaient de plus en plus fréquentes dans la flotte spatiale Tyrannienne.
Aratap s’en accommodait fort bien ; alors que certains soldats de carrière y voyaient une simple dégénérescence, il considérait cela comme un accès à un stade de civilisation supérieur. En fin de compte – dans des siècles, peut-être – il était fort possible, à son avis, que les Tyranni disparaissent en tant que race séparée, et s’amalgament avec les Royaumes Nébulaires ; et il n’était pas dit que ce serait une mauvaise chose. Bien entendu, il ne lui arrivait jamais d’exprimer ces opinions à voix haute.
— J’étais venu vous dire quelque chose, reprit Hinrik. (Il passa un bon moment à rassembler ses pensées avant de continuer :) Aujourd’hui, j’ai envoyé un message à mon peuple. Je lui ai dit que je me portais bien, que d’ici peu le criminel serait arrêté, et ma fille sauvée.
— Excellent, dit Aratap.
Il connaissait ce message d’autant mieux qu’il l’avait rédigé lui-même. Sans doute, Hinrik avait-il fini par se convaincre qu’il en était l’auteur et peut-être même que c’était lui qui dirigeait l’expédition. Le pauvre homme se désintégrait à vue d’œil. Aratap ressentit de la pitié pour lui.
— Je pense, reprit Hinrik, que mon, peuple a été fort troublé par ce raid audacieux effectué par des bandits si bien organisés. Ils seront fiers de leur directeur, en le voyant passer si rapidement à la contre-attaque, ne croyez-vous pas, commissaire ? Cela lui prouvera qu’il y a encore de la vigueur chez les Hinriades.
Sa voix s’était emplie d’une timide gloriole.
— Certainement, dit Aratap.
— Sommes-nous enfin arrivés à portée de l’ennemi ?
— Non, directeur. L’ennemi se trouve toujours aux abords de Lingane.
— Toujours ? Ah oui, je me souviens de ce que je voulais vous dire ! (Son débit devint saccadé.) C’est très important, commissaire. Il faut que je vous le dise ! On nous trahit ! Je le sais ! Nous devons agir sans tarder. On nous trahit… Il y a des traîtres à bord !
Aratap commençait à s’impatienter. Il fallait ménager ce pauvre crétin, bien sûr, mais cela commençait à devenir lassant. Si cela continuait ainsi, il finirait par devenir tellement déséquilibré qu’il ne serait plus d’aucune utilité pour les Tyranni. Ce serait dommage.
— Mais non, directeur. Il n’y a aucune trahison. Nos hommes sont loyaux et dévoués. Quelqu’un vous aura induit en erreur ? Vous êtes fatigué par le voyage.
— Non, non… (Hinrik repoussa la main qu’Aratap avait posée sur son épaule.) Où sommes-nous ?
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