— Parce qu’il savait que c’était un piège ! s’écria-t-elle avec véhémence. Et c’en était un ! Cet horrible Autarque avait manigancé tout cela. Les Tyranni savaient parfaitement qui était Biron, et l’avaient envoyé intentionnellement chez Père. Il n’aurait pas pu agir autrement qu’il l’a fait. Cela saute aux yeux, non ?
— Même en tenant compte (il eut de nouveau ce regard de côté) qu’il a tout fait pour vous convaincre d’accepter un mariage pas très amusant ? Si Hinrik est capable de cela…
— Dans ce cas aussi, il n’avait pas le choix.
— Mais ma chère amie, si vous excusez toutes ses manifestations de servilité envers les Tyranni en disant qu’il y était contraint, cela s’applique tout aussi bien à son éventuelle trahison du Rancher.
— Je suis certaine qu’il ne l’aurait jamais fait. Je connais Père bien mieux que vous. Il hait les Tyranni. Réellement. De lui-même, il ne ferait jamais rien pour les aider. Il en a peur, je l’admets, et n’ose pas s’opposer ouvertement à eux, mais dans la mesure où il n’y est pas contraint, il ne fera jamais rien pour les aider.
— Il ne pouvait peut-être pas l’éviter, dans ce cas.
Elle secoua violemment la tête, et ses longs cheveux noirs fouettèrent son visage, ce qui eut l’heureux effet de cacher ses larmes.
Gillbret resta un long moment à la regarder, écarta les bras en signe d’impuissance et partit.
* * *
La remorque fut fixée au Sans Remords par un mince couloir flexible adhérent au sas de secours. Elle était des dizaines de fois plus grande que le croiseur ; la disproportion était presque comique. L’Autarque vint rejoindre Biron pour une dernière inspection.
— Vous manque-t-il quelque chose ?
— Non. Je pense que ce sera très confortable.
— Parfait. A propos, Rizzett m’a dit que Dame Artémisia était souffrante, ou du moins qu’elle semblait l’être. Si elle a besoin d’un médecin, il serait peut-être plus sage de la transférer sur mon yacht.
— Elle se porte parfaitement bien, répondit Biron sèchement.
— Puisque vous le dites. Serez-vous prêt à appareiller dans douze heures ?
— Dans deux, s’il le faut.
L’Autarque parti, Biron regagna le Sans Remords par l’étroit couloir de liaison, dans lequel il était obligé de courber la tête.
— Artémisia, dit-il avec une indifférence étudiée, vous pouvez aller dans vos nouveaux appartements, si vous le désirez. Ne craignez pas que je vous importune ; je resterai ici la plupart du temps.
— Vous ne m’importunez nullement, Rancher, répliqua-t-elle d’un ton froid. Faites ce que vous voulez, peu m’importe.
* * *
Les vaisseaux partirent ; un seul Saut les amena aux abords de la Nébuleuse. Ils durent attendre plusieurs heures, pendant que l’on faisait les calculs définitifs à bord du yacht de Jonti. Une fois dans la Nébuleuse même, ils seraient contraints de naviguer sans visibilité.
Biron regardait l’écran avec une moue pessimiste. Devant eux, c’était le néant. Une moitié de la voûte céleste était mangée par une gigantesque tache noire où pas une étoile ne brillait. Pour la première fois de sa vie, Biron sentit combien les étoiles étaient chaudes et rassurantes, combien elles donnaient vie à l’espace.
— On dirait que nous allons nous précipiter dans un trou percé dans l’espace, dit-il à Jonti, d’une voix étouffée.
Puis, un nouveau Saut les amena au cœur de la Nébuleuse.
Au même instant, Simok Aratap, Commissaire du Grand Khan, se trouvant à la tête de dix croiseurs blindés, disait à son navigateur :
— Peu importe. Suivez-les.
Et, à moins d’une année-lumière du point où le Sans-Remords était entré dans la Nébuleuse, dix vaisseaux Tyranniens l’imitèrent.
Simok Aratap se sentait mal à l’aise, dans son uniforme. Les uniformes Tyranniens sont faits d’un tissu grossier qu’aucun artifice de coupe ne saurait améliorer. Evidemment, il n’était pas très viril de s’en plaindre. La tradition militaire Tyranienne maintenait qu’un certain inconfort était bon pour la discipline. Pourtant, Aratap ne pouvait s’empêcher de se révolter, et en tout cas de se plaindre.
— Ce col étroit m’irrite terriblement le cou, dit-il sur un ton lugubre.
Le commandant Andros, dont le col était tout aussi étroit mais qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais porté que l’uniforme, répondit :
— Lorsque vous êtes seul, aucun règlement ne vous interdit de l’ouvrir. Mais en présence d’officiers ou d’hommes de troupe, toute déviation vestimentaire risquerait d’avoir une influence pernicieuse.
Aratap renifla dédaigneusement. A cause de la nature quasi militaire de cette expédition, il était non seulement obligé de porter l’uniforme, mais encore d’écouter les conseils d’un aide militaire de plus en plus sûr de lui. Et cela avait commencé dès avant leur départ de Rhodia. Andros n’avait pas mâché ses mots.
— Commissaire, il nous faut dix vaisseaux.
Aratap l’avait regardé avec une visible contrariété. Il s’apprêtait à suivre le jeune Widemos avec un unique vaisseau. Il posa les capsules du rapport qu’il préparait pour le Bureau des Colonies du Khanat, rapport à faire suivre dans l’éventualité malheureuse où il ne reviendrait pas de cette expédition.
— Dix vaisseaux, commandant ?
— Oui, commissaire. C’est un chiffre minimum.
— Pourquoi cela ?
— Afin d’assurer une sécurité, disons, raisonnable. Ce jeune homme va quelque part. Vous nous affirmez qu’il existe un important centre de conspiration. Il est probable que les deux faits méritent d’être rapprochés.
— Et alors ?
— Et nous devons être prêts à faire face à ces conspirateurs, qui sont peut-être de taille à vaincre un vaisseau isolé.
— Ou dix, ou cent. Où commence et où finit la sécurité ?
— Il faut prendre une décision. En ce qui concerne une action de type militaire, cela relève de ma compétence. Je suggère donc dix vaisseaux.
Aratap haussa les sourcils et ses verres de contact eurent une lueur de mauvais augure. Les militaires avaient du poids. Théoriquement, en temps de paix, c’était au civil de prendre la décision, mais là encore, on ne se débarrassait pas si facilement de la tradition militaire.
Aratap répondit donc avec prudence :
— J’y réfléchirai.
— Merci. Si jamais vous jugiez bon de ne pas accepter ma recommandation, soyez assuré… (Là-dessus, le commandant se mit au garde-à-vous et claqua des talons, mais Aratap savait parfaitement que ce geste de déférence était dénué de signification.)… qu’il ne s’agit que d’une simple suggestion, qu’il est de votre privilège de refuser. Dans ce cas, pourtant, vous ne me laisseriez d’autre choix que de résilier mes fonctions.
Devant une telle prise de position, Aratap ne pouvait que tenter de tirer le meilleur parti de la situation.
— Je n’ai nullement l’intention de vous mettre des bâtons dans les roues en ce qui concerne des problèmes d’ordre militaire. Je me demande toutefois, commandant, si vous seriez plus souple sur des questions de nature purement politique.
— De quelles questions s’agit-il ?
— Il y a le problème posé par Hinrik. Hier, vous vous étiez opposé à ma suggestion de l’emmener avec nous.
— Je considère que c’est inutile, dit le commandant sèchement. Lorsque nos forces entreront en action, la présence d’étrangers serait mauvaise pour le moral.
Aratap poussa un imperceptible soupir. Andros était très compétent dans son domaine. Il n’aurait servi à rien de manifester de l’impatience.
Читать дальше