— Je crois que tu débloques, Case. Je me pointe et tu m’intègres recta dans ton petit cinéma.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez, belle enfant ? dit-il en s’affalant contre le montant de la porte.
— Toi. Un corps en vie, le cerveau encore plus ou moins intact. Et moi, au fait, c’est Molly, Case. Je m’appelle Molly. Je suis chargée de te récupérer par l’homme pour lequel je bosse. Juste pour te parler, c’est tout. Personne ne te veut du mal.
— À la bonne heure.
— Hormis que je fais du mal à certains, des fois, Case. Je suppose que ça tient à la façon dont je suis câblée. (Elle portait des jeans de cuir noir et un épais blouson taillé dans une espèce de tissu mat qui semblait absorber la lumière.) Si j’écarte cette sarbacane, tu promets de rester sage, Case ? Tu m’as l’air du genre à prendre des risques idiots.
— Eh, j’suis tout ce qu’il y a de calme. J’suis un mec coulos, pas de lézard.
— Impec, mec. (Le flécheur disparut dans le blouson noir.) Parce que, t’essaies de faire le con avec moi et tu prends le risque le plus idiot de toute ton existence.
Elle étendit les mains, paumes vers le haut, les doigts blancs légèrement écartés, et, avec un cliquetis à peine audible, dix lames de scalpel longues de quatre centimètres et aiguisées de chaque côté glissèrent hors de leur fourreau sous les ongles couleur bordeaux.
Elle sourit. Les lames avec lenteur se rétractèrent.
Après un an de cercueil, la chambre au vingt-cinquième étage du Chiba Hilton paraissait gigantesque. Elle faisait dix mètres sur huit, la moitié d’une suite. Une cafetière Braun blanche fumait sur une table basse près des portes-fenêtres coulissantes qui ouvraient sur un balcon étroit.
— Sers-toi du café. Tu m’as l’air d’en avoir besoin.
Elle retira son blouson noir ; le flécheur pendait sous son bras calé dans un étui d’épaule en nylon noir. Elle portait un pull gris sans manches avec de grosses fermetures à glissière en acier sur chaque épaule. Gilet pare-balles, estima Case en se versant du café dans une tasse rouge vif. Il avait l’impression d’avoir les bras et les jambes en bois.
— Case.
Il leva les yeux, découvrant l’homme pour la première fois.
— Je m’appelle Armitage. (La tunique sombre était ouverte à la taille, dévoilant une large poitrine, imberbe et musculeuse, un estomac plat et dur. L’homme avait des yeux d’un bleu si pâle que Case songea à du décolorant.) Le soleil est levé, Case. C’est votre jour de chance, mon garçon.
Case projeta le bras de côté et l’homme esquiva sans peine le jet de café brûlant. Taches brunes qui dégoulinent sur le mur en imitation papier de riz. Il vit l’anneau d’or à facettes passé au lobe de l’oreille gauche. Forces spéciales. L’homme sourit.
— Bois ton café, Case, dit Molly. T’es okay mais t’iras nulle part tant qu’Armitage aura son mot à dire.
Elle s’assit en tailleur sur un bat-flanc de soie puis entreprit de démonter son lance-fléchettes sans même avoir à le regarder. Deux miroirs le suivirent tandis qu’il s’approchait de la table pour remplir sa tasse.
— Trop jeune pour vous rappeler la guerre, Case, n’est-ce pas ? (Armitage fit courir une grosse patte dans ses cheveux bruns taillés en brosse. Un lourd bracelet doré étincelait à son poignet.) Leningrad, Kiev, la Sibérie… On vous a inventé en Sibérie, Case.
— Et c’est censé signifier quoi ?
— Poing hurlant, Case. Vous avez déjà entendu ce nom-là ?
— Une espèce de passe, c’est ça ? Pour essayer de cramer ce nœud de communications des Russes à l’aide de programmes virus. Ouais, j’en ai entendu parler. Et pas un ne s’en est sorti.
Il perçut une brusque tension. Armitage se dirigea vers la fenêtre et contempla la baie de Tokyo.
— Ce n’est pas exact. L’un d’eux est parvenu à regagner Helsinki, Case.
Case haussa les épaules, sirota son café.
— Vous êtes un cow-boy du pupitre. Les prototypes des programmes que vous utilisez pour craquer les banques de données des sociétés ont été développés pour Poing hurlant. Pour l’attaque du nœud informatique de Kirensk. La cellule de base se composait d’un microléger Nightwing, d’un pilote, d’une console insert-matrice, d’un pupitreur. On pilotait un virus appelé « Taupe ». La série des Taupes formait la première génération de véritables programmes d’intrusion.
— Les brise-glace, dit Case, la tasse rouge levée devant ses lèvres.
— Glace comme G.L.A.C.E., Générateur de logiciel anti-intrusions par contremesures électroniques.
— Le problème, cher monsieur, c’est que je ne suis plus pupitreur, aussi je pense qu’il ne me reste plus qu’à…
— J’étais là, Case ; j’étais là quand ils ont inventé les mecs de votre espèce.
— Pouvez vous brosser pour m’avoir, moi ou les mecs de mon espèce, mon pote. Vous êtes peut-être assez riche pour engager des tigresses-griffes de luxe et me les foutre au cul, mais ça ne va pas plus loin. Je ne toucherai plus un clavier, ni pour vous, ni pour personne. (Il se dirigea vers la fenêtre et regarda en bas.) C’est ici que je vis, à présent.
— Notre profil indique chez vous une tendance à pousser la rue à vous tuer quand vous ne regardez pas.
— Profil ?
— Nous avons élaboré un modèle détaillé. Bâti un environnement pour chacun de vos pseudos et lancé la simulation dans un programme militaire quelconque. Vous êtes un suicidaire, Case. Le modèle vous donne un mois de survie à l’extérieur. Et notre projection médicale indique que vous aurez besoin d’un pancréas dans un délai d’un an.
— Non. (Il rencontra les yeux bleu pâle.) Nous, qui ?
— Que diriez-vous si je vous disais qu’on peut corriger vos dégâts neurologiques, Case ?
Armitage apparut soudain à Case comme s’il avait été taillé dans un bloc de métal ; inerte, terriblement pesant. Une statue. Il savait désormais que c’était un rêve et qu’il s’éveillerait bientôt. Armitage ne reparlerait plus. Les rêves de Case s’achevaient toujours sur de tels plans fixes et celui-ci était à présent achevé.
— Qu’en diriez-vous, Case ?
Case laissa son regard errer sur la baie et frissonna.
— Je dirais que vous êtes un tas de merde.
Armitage hocha la tête.
— Ensuite, je vous demanderais quelles sont vos conditions.
— Pas très différentes de celles auxquelles vous êtes accoutumé, Case.
— Laissez-le dormir un peu, Armitage, interrompit Molly, toujours sur son lit bas ; les divers composants du flécheur étaient éparpillés sur la soie comme les pièces de quelque puzzle coûteux.
— Les conditions, insista Case. Et maintenant. Tout de suite.
Il frissonnait toujours. Il ne pouvait s’empêcher de frissonner.
La clinique était anonyme, luxueuse, un petit groupe de pavillons cossus séparés par de petits jardins à la française. Il avait déjà remarqué l’endroit dès son premier mois de présence à Chiba.
— T’as la trouille, Case. Vraiment la trouille.
C’était le dimanche après-midi et il se trouvait avec Molly dans une sorte de cour intérieure. Rochers blancs, un bosquet de bambous verts, du gravier noir ratissé en vagues lisses. Un jardinier – un machin genre gros crabe métallique – taillait les bambous.
— Ça marchera, Case. Tu n’as pas idée du genre de matos dont dispose Armitage. Imagine qu’il va payer ces neuros à te remettre sur pied en leur filant le programme qui leur indique comment procéder. T’as une idée de ce que ça vaut ?
Elle crocha les pouces dans les boucles de son ceinturon de cuir et se balança en arrière, sur les talons laqués de ses bottes de cow-boy rouge cerise, orteils fins glissés dans un étui brillant d’argent mexicain. Les lentilles de vif-argent le considéraient avec le calme vacant d’un regard d’insecte.
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