L’oie fut achetée par un certain John Ford, qui la ramena dans sa maison du village de Fiskerton. Le lendemain, son épouse, Margaret Ford, tua la volaille, la pluma et la vida. Dans son estomac, elle trouva un lourd anneau d’argent, incrusté d’un morceau d’ambre aune en forme de crosse. Elle le posa sur une table à côté de trois œufs de poule qui avaient été ramassés le matin même.
Aussitôt les œufs se mirent à bouger, puis à se craqueler, et une merveille surgit de chaque coquille. Du premier œuf il sortit un instrument à cordes semblable à une viole, hormis que celle-ci possédait des petits bras et des petites jambes et jouait une douce musique sur elle-même au moyen d’un minuscule archet. De l’œuf suivant émergea un petit navire du plus pur ivoire, avec des voiles de fine toile blanche et un jeu de rames en argent Et du dernier œuf est éclos un poussin à l’étrange duvet rouge et or. Cet ultime prodige fut le seul à survivre au jour. Au bout d’une heure ou deux la viole se craquela comme une coquille d’œuf avant de tomber en morceaux ; au coucher du soleil le navire d’ivoire avait mis à la voile et s’était évanoui dans les airs ; mais le poussin grandit et, par la suite, provoqua un incendie qui détruisit la plus grande partie de Grantham. Pendant le sinistre, on le vit qui se baignait dans les flammes. Cette circonstance laissa supposer qu’il s’agissait d’un phénix.
Quand Margaret Ford se fut avisée qu’un anneau magique était tombé mystérieusement en sa possession, elle décida de s’en servir à des fins de magie. Malheureusement, c’était une femme très méchante, qui tyrannisait son aimable époux et passait de longues heures à réfléchir au moyen de se venger de ses ennemis. John Ford possédait le manoir de Fiskerton et, pendant les mois qui suivirent, il fut comblé de terres et de richesses par des lords importants qui craignaient la magie perverse de son épouse.
La rumeur des prodiges accomplis par Margaret Ford atteignit vite Nottingham, où le Maître de Nottingham était sur son lit de mort. Un si grand nombre de ses pouvoirs étaient contenus dans l’anneau que la perte de celui-ci l’avait rendu d’abord mélancolique, puis désespéré, enfin malade. Quand la réputation de son anneau finit par lui revenir, il était trop mal en point pour tenter quoi que ce fût.
Sa fille, d’un autre côté, était profondément désolée d’avoir attiré ce malheur sur sa famille et jugea de son devoir d’essayer de retrouver l’anneau ; aussi, sans s’ouvrir à personne de ses intentions, elle se mit en route pour le village de Fiskerton en longeant la berge.
Elle n’était pas allée plus loin que Gunthorpe quand elle tomba sur un spectacle des plus navrants. Un petit bois brûlait ardemment, avec des flammes rouges qui le léchaient de tous côtés. L’âcre fumée noire lui piquait les yeux et lui irritait la gorge, et pourtant le bois n’était pas consumé par le feu. Un gémissement sourd émanait des arbres, comme s’ils se plaignaient d’une torture si peu naturelle. La fille du Maître chercha des yeux quelqu’un qui pût lui expliquer ce prodige. Un jeune bûcheron qui passait par là lui dit : « Voilà deux semaines, Margaret Ford s’arrêta dans le bois, sur la route qui venait de Thurgaton. Elle se reposa sous l’ombrage de ses arbres, but à son ruisseau et mangea ses noix et ses baies mais, juste au moment où elle partait, une racine lui crocha le pied, provoquant sa chute, et quand elle se releva de terre, un églantier eut l’impertinence de la griffer au bras. Alors elle jeta un sortilège au bois et jura qu’il brûlerait pour l’éternité. »
La fille du Maître le remercia du renseignement et poursuivit un moment sa route. Souffrant de la soif, elle s’accroupit pour prendre un peu d’eau à la rivière. Tout d’un coup une femme – ou une créature très proche d’une femme – sortit à moitié de l’eau. Son corps était entièrement couvert d’écailles de poisson, sa peau aussi bleue et tachetée que celle d’une truite, et sa chevelure formait un étrange bouquet de nageoires grises et épineuses. Elle paraissait regarder avec fureur la fille du Maître, bien que ses yeux ronds et froids et sa peau raide de poisson ne fussent pas bien appropriés à la reproduction des expressions humaines, aussi était-il difficile de savoir.
— Oh ! Je vous demande pardon ! s’écria la fille du Maître, apeurée.
La femme ouvrit la bouche, révélant une gorge de poisson et une pleine bouche de vilaines dents de poisson, mais semblait incapable d’émettre un son. Puis elle se retourna et replongea dans l’onde.
Une femme qui lavait son linge sur la berge expliqua à la fille du Maître : « C’est Joscelin Trent qui a le malheur d’être l’épouse d’un homme qui plaît à Margaret Ford. De jalousie, Margaret Ford lui a jeté un sortilège, et elle est forcée, la malheureuse, de passer toutes ses journées et toutes ses nuits immergée dans les hauts-fonds de la rivière pour empêcher sa peau et sa chair enchantées de sécher et, comme elle ne sait pas nager, elle vit dans la terreur constante de se noyer. »
La fille du Maître remercia la bonne femme de ses paroles.
La fille du Maître arriva ensuite au village de Hoveringham. Un homme et son épouse qui se serraient tous deux sur un petit poney la dissuadèrent d’entrer dans le village, et lui en firent faire le tour par d’étroits chemins et sentiers. D’une petite éminence verdoyante, la fille du Maître regarda en bas et vit que tous les villageois portaient un bandeau sur les yeux. Ils n’étaient pas accoutumés à leur cécité volontaire et se heurtaient continuellement le visage contre les murs, butaient sur des tabourets et des carrioles, se coupaient avec des couteaux et des outils et se brûlaient au feu. En conséquence, ils étaient couverts d’entailles et de plaies. Aucun d’eux n’ôtait pourtant son bandeau.
— Oh ! dit l’épouse. Le prêtre de Hoveringham a eu l’audace de dénoncer la méchanceté de Margaret Ford du haut de sa chaire. Les évêques, les abbés et les chanoines sont tous restés silencieux, mais ce frêle vieillard l’a défiée, aussi a-t-elle maudit tout le village. Ils sont condamnés à avoir en permanence devant les yeux des images vivantes de leurs pires craintes. Ces pauvres gens voient leurs enfants mourir de faim, leurs parents sombrer dans la démence, leurs bien-aimés les mépriser et les trahir. Les époux et les épouses se voient les uns les autres affreusement assassinés. C’est pourquoi, bien que ces visions ne soient que des illusions, les villageois doivent se bander les yeux, par crainte de perdre la raison.
Secouant la tête devant l’effroyable malignité de Margaret Ford, la fille du Maître continua son chemin vers le manoir de John Ford, où elle trouva Margaret et ses servantes, chacune avec une badine à la main pour conduire les vaches à la traite du soir.
La fille du Maître s’avança hardiment vers Margaret Ford. Sur-le-champ, Margaret Ford se retourna et la frappa de sa badine. « La vilaine ! cria-t-elle. Je sais qui tu es ! Mon anneau me l’a dit. Je sais que tu as l’intention de me mentir, à moi qui ne t’ai jamais nui, et de me demander de devenir ma servante. Je sais aussi que tu projettes de me voler mon anneau. Eh bien, sache-le ! J’ai jeté de puissants enchantements sur mon anneau. Si un voleur était assez insensé pour y toucher, alors en un très bref intervalle de temps des abeilles, des guêpes et toute sortes d’insectes s’envoleraient de terre pour le piquer ; des aigles, des faucons et toutes sortes d’oiseaux fondraient du ciel pour l’assaillir de coups de bec ; puis des ours, des sangliers et toutes sortes de bêtes sauvages apparaîtraient pour le piétiner et le mettre en pièces ! »
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