— Aux ordres de Votre Grâce. » Selmy s’inclina.
La Grande Pyramide se haussait de huit cents pieds dans le ciel, de son immense base carrée jusqu’à la pointe élevée où la reine avait ses appartements privés, environnés de verdure et de bassins parfumés. Tandis que se levait sur la cité une aube bleue et fraîche, Daenerys s’avança sur la terrasse. À l’ouest, le soleil embrasait les dômes dorés du Temple des Grâces, et gravait des ombres profondes derrière les pyramides à degrés des puissants. Dans certains de ces bâtiments, les Fils de la Harpie trament en ce moment même de nouveaux meurtres, et je suis impuissante à les arrêter.
Viserion capta son trouble. Le dragon blanc était lové autour d’un poirier, sa tête posée sur sa queue. Au passage de Daenerys, ses yeux s’ouvrirent, deux flaques d’or fondu. Ses cornes aussi étaient d’or, ainsi que les écailles qui couraient sur son dos de la tête à la queue. « Tu es un flemmard », lui dit-elle en le grattant sous la mâchoire. Il avait les écailles brûlantes au toucher, comme une armure trop longtemps exposée au soleil. Les dragons sont le feu incarné. Elle avait lu cela dans un des ouvrages offerts par ser Jorah en cadeau de noces. « Tu devrais chasser avec tes frères. Est-ce que vous vous êtes encore battus, Drogon et toi ? » Ses dragons devenaient sauvages, ces temps-ci. Rhaegal avait claqué des mâchoires devant Irri, et Viserion avait mis le feu au tokar de Reznak, lors de la dernière visite du sénéchal. Je les ai trop laissés livrés à eux-mêmes, mais où puis-je trouver le temps de m’occuper d’eux ?
La queue de Viserion fouetta l’air de côté, frappant le tronc de l’arbre si fort qu’une poire dégringola pour atterrir aux pieds de Daenerys. Ses ailes se déployèrent et, mi-vol, mi-bond, il gagna le parapet. Il grandit, songea-t-elle alors qu’il s’élançait dans le ciel. Tous les trois grandissent. Bientôt, ils seront assez vastes pour supporter mon poids. Alors, elle volerait comme avait volé Aegon le Conquérant, de plus en plus haut, jusqu’à tant rétrécir Meereen que Daenerys pourrait l’oblitérer de son pouce.
Elle suivit des yeux Viserion qui montait en cercles croissants jusqu’à ce qu’il se perde au regard, au-delà des flots limoneux de la Skahazadhan. Alors seulement Daenerys réintégra la pyramide, où Irri et Jhiqui attendaient pour brosser et démêler ses cheveux et lui faire endosser une tenue digne de la reine de Meereen, un tokar ghiscari.
Ce vêtement était une affaire malcommode, un pan de tissu long, lâche et informe qu’on devait lui enrouler autour des hanches, sous un bras et par-dessus une épaule, ses franges pendantes soigneusement étagées et présentées. Pas assez serré, il risquait de tomber ; trop, il embarrassait, comprimait et faisait trébucher. Même convenablement ajusté, le tokar exigeait de son porteur qu’il le maintînt en place de la main gauche. Marcher en tokar requérait d’avancer à petits pas précieux, en parfait équilibre, de crainte de se prendre les pieds dans les lourdes franges de sa traîne. Ce n’était pas un vêtement conçu pour un ouvrier, quel qu’il fût. Le tokar était une tenue de maître, un signe de richesse et de puissance.
Daenerys avait voulu bannir le tokar lorsqu’elle avait pris Meereen, mais ses conseillers l’en avaient dissuadée. « La Mère des Dragons doit revêtir le tokar, sous peine de s’attirer une haine éternelle », l’avait mise en garde la Grâce Verte, Galazza Galare. « Sous les laines de Westeros ou une parure de dentelle myrienne, Votre Radieuse Majesté restera à jamais une étrangère parmi nous, une immigrée monstrueuse, une conquérante barbare. La reine de Meereen se doit d’être une dame de la Ghis ancienne. » Brun Ben Prünh, capitaine des Puînés, avait usé d’une formule plus succincte. « Quand on veut être roi des lapins, vaut mieux s’ coller une paire de grandes oreilles. »
Les grandes oreilles qu’elle choisit ce jour-là étaient tissées de lin blanc transparent, avec une frange de glands dorés. Avec l’aide de Jhiqui, elle enroula correctement le tokar autour d’elle à la troisième tentative. Irri alla chercher sa couronne, ouvragée à l’effigie du dragon à trois têtes de sa maison. Il présentait des anneaux d’or, des ailes d’argent, trois têtes d’ivoire, d’onyx et de jade. Avant la fin de la journée, le cou et les épaules de Daenerys se contracteraient douloureusement sous son poids. On ne doit pas porter la couronne sans peine. Un de ses royaux ancêtres avait déclaré cela, un jour. Un Aegon, mais lequel ? Cinq d’entre eux avaient régné sur les Sept Couronnes de Westeros. Il y en aurait eu un sixième, si les chiens de l’Usurpateur n’avaient pas assassiné le fils de son frère alors qu’il était encore à la mamelle. S’il avait vécu, j’aurais pu l’épouser. Aegon aurait été plus proche de mon âge que Viserys. Daenerys n’avait été conçue que lorsque Aegon et sa sœur avaient été assassinés. Leur père, son frère Rhaegar, avait péri encore plus tôt, tué sur le Trident par l’Usurpateur. Son frère Viserys était mort en hurlant à Vaes Dothrak, coiffé d’une couronne d’or fondu. Moi aussi, ils me tueront, si je les laisse faire. Les poignards qui ont transpercé mon Bouclier Loyal me visaient.
Elle n’avait pas oublié les enfants esclaves que les Grands Maîtres avaient cloués le long de la route de Yunkaï. Il y en avait eu cent soixante-trois, un enfant tous les milles, cloués aux poteaux milliaires, un bras tendu pour lui indiquer le chemin. Après la chute de Meereen, Daenerys avait fait clouer un nombre identique de Grands Maîtres. Des nuées de mouches avaient présidé à leur lente agonie, et la puanteur avait longtemps subsisté sur la plaza. Pourtant, certains jours, elle craignait de n’être point allée assez loin. Sournois, entêtés, ces Meereeniens lui résistaient à chaque pas. Oh, certes, ils avaient affranchi leurs esclaves… Mais pour aussitôt les engager de nouveau comme serviteurs, pour de si piètres salaires que la plupart avaient à peine les moyens de manger. Ceux qui étaient trop vieux ou trop jeunes pour avoir une utilité avaient été jetés à la rue, en même temps que les infirmes et les estropiés. Et les Grands Maîtres continuaient de se réunir au sommet de leurs pyramides altières pour se lamenter sur la reine dragon qui avait empli leur noble cité de hordes de mendiants crasseux, de voleurs et de traînées.
Pour régner sur Meereen, je dois gagner à moi les Meereeniens, malgré tout le mépris qu’ils m’inspirent. « Je suis prête », annonça-t-elle à Irri.
Reznak et Skahaz attendaient au sommet de l’escalier de marbre. « Grande reine, déclara Reznak mo Reznak, vous êtes si radieuse en ce jour que j’appréhende de poser les yeux sur vous. » Le sénéchal arborait un tokar de soie bordeaux avec une frange dorée. Petit homme moite, il embaumait comme au sortir d’un bain de parfums et parlait une forme abâtardie de haut valyrien, très corrompue et assaisonnée d’un lourd grommellement ghiscari.
« Vous êtes aimable de le dire, répondit Daenerys dans la même langue.
— Ma reine », gronda Skahaz mo Kandaq, à la tête rasée. Les Ghiscaris avaient des chevelures denses et crépues ; longtemps la mode avait voulu que les hommes des Cités de l’esclavage les arrangent en cornes, en pointes et en ailes. En se rasant, Skahaz avait tourné le dos à la vieille Meereen pour accepter la nouvelle, et ses pareils avaient agi de même, en suivant son exemple. D’autres avaient emboîté le pas, mais étaient-ils inspirés par la crainte, la mode ou l’ambition ? Daenerys n’aurait su le dire. Des crânes-ras, on les nommait. Skahaz était le Crâne-ras… et le plus ignoble des traîtres, aux yeux des Fils de la Harpie et de leur engeance. « On nous a appris, pour l’eunuque.
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