George Martin - La Bataille des rois

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Au Royaume des Sept Couronnes, rien ne va plus. La mort du roi Robert a clos une longue période d’été, de paix et d’apparente prospérité : le Trésor est au bord de la banqueroute, et trop nombreux sont les candidats prétendument légitimes au Trône de Fer : Stannis et Renly Baratheon le disputent à leur neveu Joffrey, tandis que Robb Stark, proclamé roi du Nord, s’efforce de venger son père naguère condamné à mort et exécuté sous couleur de trahison. Au fin fond de l’Orient, l’unique descendante des anciens rois targaryens médite sa revanche en élevant ses trois dragons… L’hiver vient, qui grouille de forces obscures, de mages et de morts-vivants, d’intrigants sournois prêts à tous les maléfices en vue de fins impénétrables.
Grâce à son pouvoir d’évocation sans égal, George R.R. Martin nous entraîne dans un fabuleux univers de complots, de vengeances et de combats, de poison et de magie. Ses personnages ont la force des plus grandes créations romanesques : une fois le livre refermé, quel lecteur pourra oublier Sansa, la princesse sentimentale qui se découvre le jouet d’intrigues machiavéliques, Arya, sa sœur casse-cou qui se déguise en garçon pour échapper à la mort, ou leur frère Bran, l’étrange infirme à demi loup-garou ?
Audacieux, imaginé avec un luxe inouï de détails, nourri par une invention débridée,
est un roman éblouissant. Il a la puissance des contes anciens qui hantent toutes les mémoires.

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George R.R. Martin

La Bataille des rois

A John et Gail,

avec qui j’ai tant de fois partagé le pain et le sel

PRÉLUDE

La comète étalait sa queue, telle une balafre sanguinolente, en travers de l’aube mauve et rose qui se levait sur les falaises de Peyredragon.

Cinglé par tous les vents, le mestre la lorgnait du balcon de ses appartements. Là aboutissaient, au terme de leurs longues courses, les corbeaux. Leurs fientes maculaient les deux statues-gargouilles – un cerbère et une vouivre – qui, hautes de douze pieds, le flanquaient, deux des mille dont se hérissaient les antiques murailles de la forteresse. A son arrivée, jadis, cette armée de chimères grotesques l’avait incommodé. Il avait eu tout le temps de s’y faire et considérait même comme de vieux amis ses voisins immédiats. Et l’était de conserve qu’ils contemplaient tous trois ce ciel maléficieux.

Les présages, le mestre n’y croyait pas. Encore que… Tout chenu qu’il était, Cressen n’avait jamais vu de comète comparable à celle-ci. Ni d’un tel éclat, tant s’en fallait, moins encore de cette couleur, de cette effroyable couleur de sang, de crépuscule et d’incendie. Etait-ce une première aussi pour les gargouilles ? Elles dardaient leurs regards sur le vide depuis tant de siècles… Bien avant moi. Continueraient de le faire bien après lui. Si seulement les langues de pierre pouvaient parler !

Quelle bouffonnerie. Il se pencha par-dessus le rempart, la mer s’écrasait, furieuse, tout en bas, la rugosité du basalte lui meurtrissait les doigts. Des gargouilles qui parlent et des prophéties dans le ciel, Tellement vieux, voilà, je retombe en enfance. Pas plus de jugeote qu’un marmot. En lui retirant la force et la santé, l’âge l’avait-il également privé de la science acquise par toute une vie d’étude ? Etre mestre, avoir obtenu sa chaîne après des années d’apprentissage dans la grande citadelle de Villevieille et en arriver là, la cervelle aussi farcie de superstitions que le plus ignare des rustres, quelle déchéance…

Et pourtant…, pourtant…, la comète, à présent, brûlait même de jour, tandis que de Montdragon, derrière le château, les bourrasques exhalaient des vapeurs grisâtres ; et un corbeau blanc, pas plus tard que la veille, était arrivé de la Citadelle annoncer la fin de l’été, nouvelle qui, pour avoir été dès longtemps pressentie, prévue, n’en était pas moins effrayante. Présages, présages partout. Trop nombreux pour qu’on les récuse. Il avait envie de hurler : que signifie tout cela ?

« Mestre, nous avons de la visite », chuchota Pylos, en homme qui répugne à troubler de solennelles méditations. S’il avait deviné quelles balivernes occupaient Cressen, il aurait glapi. « La princesse aimerait voir le corbeau blanc. » Avec son sens aigu des convenances, il l’appelait désormais princesse, puisqu’aussi bien le seigneur son père était devenu roi. Roi, certes, d’un écueil tout froncé par les flots salés, mais roi tout de même. « Son fou l’accompagne. »

Le vieillard se détourna de l’aube en se cramponnant d’une main à la vouivre pour conserver l’équilibre. « Ramène-moi à mon fauteuil avant de les introduire. »

Agrippé au bras de Pylos, il regagna la pièce. Preste et vif dans sa jeunesse, il avait, à près de quatre-vingts ans, des faiblesses de jambes et le pied instable. Il s’était, deux ans plus tôt, brisé la hanche en tombant, et la fracture ne s’était pas bien ressoudée. Et il n’avait pas été dupe lorsque, à l’occasion de sa maladie, l’année précédente, juste avant que lord Stannis ne retranche l’île, Villevieille avait envoyé Pylos… le seconder, prétendument. Attendre en fait sa mort pour le remplacer, mais il n’en avait cure. Il fallait bien quelqu’un pour lui succéder, dût ce quelqu’un là trouver la pilule prématurée…

Il se laissa installer derrière ses livres et ses paperasses. « Introduis-la. Il est malséant de faire attendre une dame. » Du bout des doigts, il lui signifia d’avoir à se hâter, mais la débilité de son geste indiquait assez qu’il n’était même plus capable de hâter quiconque. Sa chair était toute ridée, toute tavelée, sa peau si fine qu’y transparaissaient le réseau des veines et l’os comme à nu. Et comme elles tremblaient, ces mains qu’il se rappelait naguère si sûres, si déliées…

Pylos reparut. Aussi timide que jamais, la fillette l’accompagnait. De son étrange démarche en crabe mi-traînard et mi-sautillant la suivait son fou ; un heaume dérisoire le coiffait, taillé dans un vieux seau d’étain ceint d’une couronne où étaient plantés des andouillers surchargés de clarines ; chacun de ses pas trébuchants faisait tintinnabuler celles-ci, en un concert hétéroclite de ding ding din drelin din drelin dong dong.

« Qui nous vient donc de si bonne heure, Pylos ? affecta de demander Cressen.

— Moi et Bariol, mestre. » Des yeux d’un bleu sans malice clignotaient vers lui. La pauvre enfant était tout, hélas, sauf jolie. Du seigneur son père elle tenait la ganache carrée, de dame sa mère les consternantes feuilles de chou, et, de son propre cru, comme pour achever de se défigurer, les stigmates de la léprose qui avait failli la tuer au berceau. Sur un bon pan de sa joue et du cou, la chair s’était littéralement pétrifiée, morte et rigide, sous des crevasses, des écailles et des cloques noires et cendreuses. « Pylos m’a dit que vous nous permettriez de voir le corbeau blanc.

— Bien sûr que je permets », répondit-il. Jamais il ne se sentait le cœur de lui refuser rien. La vie ne l’avait-elle pas déjà suffisamment abreuvée de refus ? Shôren, c’était son nom, allait bientôt fêter ses dix ans, et jamais il n’avait vu d’enfant si triste. Ma honte que cette tristesse, se dit-il, une preuve supplémentaire de mes échecs. « Faites-moi la grâce, mestre Pylos, de monter à la roukerie chercher l’oiseau pour lady Shôren.

— Ce me sera un plaisir. » En dépit de sa jeunesse, à peine vingt-cinq ans, Pylos mettait dans sa politesse la gourme d’un sexagénaire. Que n’avait-il davantage de gaieté, de vie, on en manquait si fort, ici… ! Les lieux lugubres avaient besoin de lumière, pas de gourme, et, dans le genre lugubre, Peyredragon se posait un peu là, citadelle isolée, perdue dans le désert des flots, cernée de tempêtes saumâtres, à l’ombre fumante de sa montagne. Comme un mestre va où on l’expédie, que tel est son devoir, Cressen avait suivi lord Stannis, quelque douze ans plus tôt, et servi, bien servi, mais sans jamais parvenir à se plaire dans l’île ni même à s’y sentir en vérité chez lui. C’en était au point que, ces derniers temps, quand le réveillait en sursaut l’affreux cauchemar où figurait la femme rouge, il lui arrivait souvent de se demander où il se trouvait.

En se tournant pour regarder Pylos gravir l’échelle de fer qui menait aux combles, le bric-à-brac bigarré de Bariol sonnailla. « Dans la mer, lâcha-t-il en ding-din-dongant, les oiseaux portent des écailles en guise de plumes. Oh, je sais je sais, holà. »

Une chose navrante que ce fou, même pour un fou. S’il avait jamais été capable de déclencher le moindre rire par ses saillies, la mer s’était bien chargée de lui en ôter le talent, non sans le rendre amnésique et semi-idiot. Obèse et flasque, atteint de tremblote et d’épilepsie, l’incohérence était son lot. Et s’il n’amusait plus qu’elle, la petite était aussi la seule à se soucier qu’il fut mort ou vif.

Une fillette disgraciée, un fou sinistre et un mestre sénile pour compléter…, quel trio ! Le genre de conte à faire larmoyer les foules. « Viens t’asseoir, petite. Plus près, plus près, là…, insista-t-il d’un signe. C’est bien tôt pour une visite, l’aube est à peine levée. Tu devrais être pelotonnée dans ton lit.

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