Robert Silverberg - Le livre des crânes

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Ils sont quatre :
Timothy, 22 ans, riche, jouisseur, dominateur.
Oliver, 21 ans beau, athlétique, bloc lisse à la faille secrète.
Ned, 21 ans, homosexuel, amoral, poète à ses heures.
Eli, 20 ans, juif, introverti, philologue, découvreur du
.
Tous partis en quête du secret de l’immortalité : celle promise par le Livre de Crânes. Au terme de cette quête, une épreuve initiatique terrible qui amènera chacun d’eux à contempler en face le rictus de son propre visage. Une épreuve au cours de laquelle deux d’entre eux doivent trouver la mort (l’un assassiné par un de ses compagnons, l’autre suicidé) et les deux autres survivre à jamais.

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Eli me fait un peu peur, à présent.

Et je n’aurais pas voulu qu’il me dise ça, sur ce qui me fait le plus peur, le Neuvième Mystère ou vivre éternellement. Je n’aurais pas voulu du tout qu’il me dise ça.

XXX

OLIVER

Petit accident pendant que nous travaillions aux champs ce matin avant le petit déjeuner. Je passais entre deux rangées de poivrons, et soudain mon pied nu heurta une grosse pierre coupante qui avait émergé du sol. Je sentis l’arête vive entamer la plante du pied, et je reportai le poids de mon corps sur l’autre jambe, vite, trop vite. Mon autre pied n’était pas prêt à recevoir le fardeau. Ma cheville commença à plier. Je ne pouvais rien faire d’autre que me laisser tomber, comme on apprend à tomber sur le terrain de basket quand on est déséquilibré et qu’on a le choix entre rouler à terre ou se déchirer tout un tas de ligaments. Je tombai donc, pataboum, sur le cul. Je ne m’étais pas du tout fait mal, mais cette partie du terrain avait été généreusement irriguée la nuit précédente, et était encore boueuse. J’atterris dans un endroit visqueux, spongieux, et il y eut un bruit de succion horrible quand je me relevai. Mon pantalon était dans un état lamentable — le fond de culotte était tout mouillé et taché de boue. Rien de bien grave, naturellement, quoique la sensation d’humidité collante contre ma chair me fût extrêmement désagréable. Frater Franz accourut aussitôt pour voir si je ne m’étais pas fait mal, et je le rassurai tout en lui montrant l’état de mon pantalon. Je lui demandai si je pouvais rentrer me changer, mais il sourit en secouant la tête et déclara que c’était tout à fait inutile. Je n’avais qu’à enlever le vêtement et le suspendre à une branche, et le soleil le sécherait en une demi-heure. Au fait, pourquoi pas ? Ça m’était complètement égal de me balader à poil, et, de toute façon, quels regards indiscrets pouvais-je craindre ici, au milieu du désert ? Je laissai donc glisser le pantalon visqueux et le disposai sur une branche, puis j’essuyai la boue qui collait à mon arrière-train et me remis au travail.

Il y avait seulement vingt minutes que le soleil s’était levé, mais il était déjà assez haut et la température, qui avait dû descendre autour de dix pendant la nuit, grimpait rapidement vers des régions plus élevées du thermomètre. Je sentais la chaleur sur ma peau nue, la transpiration commençait à couler en ruisseaux le long de mon dos, mes fesses, mes jambes, et je me disais que c’est comme ça qu’il faudrait toujours travailler dans les champs quand il fait chaud, il n’y a rien de plus sain que d’être nu au soleil, pourquoi s’encombrer d’un morceau de chiffon moite alors que c’est si simple ainsi. Plus j’y pensais, et plus je me disais que c’est ridicule de porter des vêtements. Du moment qu’il fait chaud et que la vue de votre corps n’offense personne, pourquoi donc se couvrir ? Bien sûr, il y a des tas de gens qui ne sont pas tellement beaux à voir, et peut-être qu’il est préférable pour eux qu’ils restent habillés. Mais les autres. Moi, j’étais bien content d’être débarrassé de ce pantalon plein de boue. Et puis, on était entre hommes, quoi.

Tout en travaillant au milieu des poivrons, transpirant sainement, ma nudité me rappela l’époque, il y a des années de cela, où je découvris mon corps et celui des autres. Je suppose que c’est la chaleur qui remua en moi ce ferment de mémoire, ces images dérivant librement dans ma tête, ce nuage de réminiscences brumeuses. Près du torrent, un après-midi torride de juillet, j’avais… combien… onze ans ? Oui, c’était l’année où mon père était mort. J’étais avec Jim et Karl, mes copains, mes seuls vrais copains. Karl, douze ans, Jim, mon âge, et nous étions à la recherche du chien de Karl, un bâtard, qui s’était sauvé le matin. Nous suivions sa trace, comme Tarzan, remontant le lit du torrent, trouvant une crotte par-ci, une flaque au pied d’un tronc d’arbre par-là, jusqu’à ce que nous ayons fait deux kilomètres, trois kilomètres pour rien, et que la transpiration ait complètement trempé nos habits. Nous étions à hauteur de la partie la plus profonde du cours d’eau, juste derrière la ferme Madden, là où c’est assez profond pour se baigner. Karl proposa : « Allons nager », et je lui dis : « Mais on n’a pas apporté les maillots » ; et tous les deux se mirent à rire en commençant à enlever leurs vêtements. Bien sûr, je m’étais déjà trouvé nu devant mon père et mes frères, et j’étais même allé nager à poil une fois ou deux, mais j’étais encore si conventionnel, si soucieux de la bienséance, que l’exclamation m’avait échappé sans que je le veuille. Je me déshabillai quand même. Nous laissâmes nos vêtements sur la berge, et nous marchâmes sur les pierres branlantes jusqu’au milieu du cours d’eau où c’était profond, Karl d’abord, ensuite Jim, et puis moi. Nous plongeâmes, nous nous ébrouâmes pendant vingt minutes environ, et en sortant, naturellement, comme nous étions mouillés et que nous n’avions pas de serviette, nous nous allongeâmes sur l’herbe pour nous sécher. C’était la première fois que je faisais ça, rester nu en plein air avec d’autres personnes, sans qu’il y ait de l’eau pour cacher mon corps. Et nous nous regardâmes. Karl, qui avait un an de plus que Jim et moi, avait déjà commencé à se développer, ses couilles étaient plus grosses et il avait une grosse touffe de poils là. J’avais des poils, moi aussi, mais pas beaucoup, et, comme ils étaient blonds, ça ne se voyait pas tellement. Karl était tellement fier qu’il bombait le ventre. Je vis qu’il me regardait, lui aussi, et je me demandais ce qu’il devait penser. Il critiquait ma queue, sans doute parce qu’elle était trop petite, c’était la queue d’un petit garçon et la sienne était celle d’un homme. Mais c’était bon quand même d’être au soleil, de sentir la chaleur du soleil sur sa peau, en train de se sécher, en train de se bronzer le ventre là où c’était blanc comme du lait. Et puis, tout à coup, Jim a poussé une sorte de hurlement et a ramené ses genoux l’un contre l’autre en couvrant son bas-ventre de ses deux mains. Je tournai la tête et je vis Sissy Madden, qui devait avoir seize ou dix-sept ans à l’époque. Elle était sortie pour faire prendre un peu l’air à son cheval. Son apparition est encore présente dans ma mémoire : une adolescente un peu boulotte, avec de longs cheveux roux, des taches de rousseur, un short marron serré, un polo blanc qui était littéralement sur le point d’éclater sous la pression de ses seins énormes et elle était sur sa jument rouanne, et elle nous regardait en rigolant. Nous nous sommes relevés tant bien que mal, Karl, Jim et moi, un, deux, trois, et nous nous sommes mis à courir comme des fous, en zigzaguant n’importe où, dans l’espoir de trouver un endroit où Sissy Madden ne pourrait plus voir notre nudité. Je me rappelle la nécessité, l’urgence d’échapper au regard de cette fille. Mais il n’y avait pas d’endroit où se cacher. Les seuls arbres étaient derrière nous, à l’endroit où nous nous étions baignés, mais Sissy Madden était là. Devant, il n’y avait que des broussailles et de l’herbe, pas assez haute. Nous étions incapables de réfléchir. Je courus sur cent ou deux cents mètres, me meurtrissant les pieds, mettant le plus d’espace possible entre elle et moi. Ma petite verge battait mon ventre — je n’avais jamais couru nu avant, et j’étais en train d’en découvrir les inconvénients. Finalement, je me laissai tomber à terre, le visage dans l’herbe, recroquevillé sur moi-même, me cachant à la manière d’une autruche, si grande était ma honte. Je dus rester ainsi un bon quart d’heure, et, finalement, j’entendis un bruit de voix et je réalisai que Jim et Karl étaient en train de me chercher. Prudemment, je me mis debout. Ils s’étaient rhabillés, et Sissy n’était nulle part en vue. Je dus retourner tout nu jusqu’au cours d’eau pour récupérer mes vêtements. J’eus l’impression de faire des kilomètres, et j’avais honte de marcher nu à côté d’eux alors qu’ils étaient tout habillés. Quand j’eus mis mes vêtements, je leur tournai le dos.

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