Elle frissonna à la pensée de ce qui pourrait arriver si le Vraiment Méchant débarquait dans un tel état d’esprit.
Mais s’il était exclu de tuer Eddie, qu’allait-elle faire ? Se contenter de désarmer le gamin ? Mais quand l’autre allait revenir, serait-elle en mesure d’affronter les deux ?
Elle n’en savait strictement rien.
Son regard passa sur le fauteuil, le dépassa, puis y retourna vite fait. Il y avait une poche à l’arrière du dossier. Un bout de corde en sortait, de la corde dont ils s’étaient servis pour l’attacher.
Elle comprit alors la marche à suivre.
Et modifia sa direction, rampant vers le corps inerte du Pistolero. Elle allait d’abord prendre quelque chose dont elle estimait avoir besoin dans le havresac que le Vraiment Méchant appelait sa « bourse », puis retournerait chercher la corde, le tout sans tarder… mais voilà que le spectacle offert par la porte la figeait sur place.
Comme Eddie, elle y voyait un film… celui-ci ayant une ressemblance poussée avec les séries policières à la télé. Le décor montrait l’intérieur d’une pharmacie avec, au centre, le pharmacien qui avait l’air mort de trouille, et Detta n’aurait pas songé à le lui reprocher : il y avait une arme au premier plan, braquée sur le front du malheureux. Celui-ci disait quelque chose, mais la voix était lointaine, déformée, comme venant d’un haut-parleur. Elle n’aurait su dire pourquoi. Ne voyait pas non plus qui tenait le pistolet, mais là, nul mystère, elle savait qui c’était.
Le Vraiment Méchant, voyons.
Pas dit, d’ailleu’, qu’il ait la même appa’ence d’l’aut’côté, peut fo’bien ’essembler à un gros patapouf, et même à un fè’de couleu’, mais dedans, c’est lui. En tout cas, y s’est t’ouvé vite fait un aut’péta’. M’est avis qu’y met jamais cent sept ans à fai’les choses. Et tu fe’ais bien d’en p’end’de la gaine, ma fille. Allez, g’ouille-toi, Detta Walke’.
Elle ouvrit la bourse de Roland. Faible et nostalgique, l’arôme d’un tabac dont elle avait longtemps contenu la réserve et dont l’épuisement remontait à longtemps s’en exhala. Ce n’était pas très différent d’un sac de dame, rempli d’un bric-à-brac hétéroclite à première vue… mais se révélant à qui l’examinait d’un peu plus près le nécessaire de voyage d’une personne que rien ou presque ne saurait prendre au dépourvu.
Detta avait dans l’idée que le Vraiment Méchant était depuis pas mal de temps sur le chemin de sa Tour. Si oui, la simple quantité d’objets qui restaient dans ce sac — même si bon nombre ne payaient pas de mine — était en soi passablement surprenante.
Allez, g’ouille-toi, Detta Walke’.
Elle y trouva ce dont elle avait besoin puis, serpent silencieux, retourna vers le fauteuil. Quand elle l’eut atteint, elle prit appui sur un bras pour se hisser à la hauteur de la poche et y pêcher la corde. Ce faisant, elle garda un œil sur Eddie, s’assurant qu’il dormait toujours.
Il n’eut pas même un mouvement dans son sommeil jusqu’à ce que Detta, d’une brusque traction sur la corde, resserrât le nœud coulant qu’elle venait de confectionner et de lui passer autour du cou.
5
Il se sentit brutalement tiré en arrière et sa première pensée fut qu’il dormait encore, qu’il était la proie de quelque horrible cauchemar où on l’enterrait vivant, à moins qu’on n’y tentât de l’étouffer.
Puis il prit conscience, douloureusement conscience, de la corde qui lui cisaillait la gorge, du chaud ruissellement de la salive sur son menton alors qu’il étouffait, mais pas en rêve. Ses doigts s’accrochèrent au garrot. Il tenta de se relever.
L’extraordinaire vigueur des bras de Detta se manifesta de nouveau. Arraché en arrière, Eddie se raplatit sur le dos dans un bruit sourd. Il était violet.
— Tu bouges plus, siffla Detta derrière lui. J’te tue pas si tu bouges plus. Mais continue d’te débatte et je continue de se’er.
Eddie baissa les mains et tenta de bloquer ses spasmes. Le nœud se relâcha, juste de quoi lui laisser happer une goulée d’air brûlant. Mieux que rien, mais sans plus.
Quand son cœur emballé fut un peu revenu de sa panique, il voulut tourner la tête. Le nœud se resserra aussitôt.
— T’occupe ! T’as pas aut’ chose à voi’que c’te flotte là-devant, f’omage blanc. Pou’ l’instant, ça t’suffit la’gement comme spectacle.
Il ramena les yeux sur l’océan et une autre de ces parcimonieuses mesures d’air enflammé lui fut accordée. Sa main glissa vers sa ceinture (mouvement subreptice qu’elle remarqua, même si lui ne la vit pas sourire). N’y trouva rien. Elle lui avait pris le revolver.
Elle t’est tombée dessus pendant que tu dormais, Eddie. C’était le Pistolero, bien sûr, qui lui parlait. Ça ne sert plus à rien que je te le dise mais… je t’avais averti. Regarde où ton roman d’amour t’a emmené : un nœud coulant autour du cou et une folle armée de deux pistolets quelque part derrière toi.
Mais si elle avait voulu me tuer, elle l’aurait déjà fait, aurait profité de ce que je dormais.
Tiens, tiens, tu crois ça, Eddie ? Quelles sont ses intentions à ton égard selon toi ? T’offrir un voyage tous frais payés à Disneyworld pour deux personnes ?
— Ecoute, dit-il. Odetta…
À peine le mot eut-il franchi ses lèvres que le nœud se resserra.
— T’a’ête de m’appeler comme ça ! La p’ochaine fois qu’tu l’fais, ça se’a aussi la de’niè’e qu’t’ouv’i’as la bouche. Mon nom, c’est Detta Walke’, et si tu veux avoi’une chance d’met’un peu d’ai’ dans tes poumons, t’as inté’êt à t’en souveni’ !
Dans une succession de bruits étranglés, il crispa de nouveau ses mains sur le nœud. De grosses taches noires de néant commençaient d’exploser dans son champ de vision, fleurs maléfiques.
Au bout d’une éternité, la pression sur sa glotte redevint supportable.
— Pigé, cul blanc ?
— Oui, fit-il, couinement éraillé sans plus.
— Alo’ dis-le ! Dis mon nom !
— Detta.
— En entier ! Dis-le en entier !
Hurlement hystérique, oscillant sur l’inquiétante frontière de la démence. Eddie en cet instant fut bien content de ne pas la voir.
— Detta Walker.
— Bien. (Léger relâchement du collier de chanvre.) Maintenant, tu m’écoutes, f’omage blanc, et tu tâches de pas en pe’d’une miette si t’as envie d’viv’ jusqu’au coucher du soleil. T’as pas inté’êt à jouer les p’tits malins comme tu viens d’fai’en essayant d’att’aper c’t’a’me qu’heu’eusement j’t’avais d’jà p’ise tandis qu’tu do’mais. T’as pas inté’êt à vouloi’ ’ouler la môme Detta pasqu’elle a l’œil, efléchis-y bien avant d’fai’quoi qu’ce soit !
« Et va pas non plus t’imaginer qu’tu pou’as jouer les p’tits malins pa’sque Detta elle a pas d’jambes. Y a des tas d’choses que j’ai app’is à fai’depuis qu’j’les ai pe’dues, et puis n’oublie pas qu’j’ai les deux pistolets maintenant, et qu’ça change un tas d’choses, tu c’ois pas ?
— Si, croassa Eddie. Mais je n’ai pas trop l’impression d’avoir envie de jouer les petits malins.
— Pa’fait, mon ga’. Félicitations. (Elle gloussa.) Tu sais qu’j’ai pas chômé pendant qu’tu oupillais. Le scéna’io est là point pa’point dans ma tête et j’vais te l’donner, cul blanc : tu vas d’abo’met’les mains de’iè’e le dos pou’que j’y passe le même gen’e de boucle qu’autou’du cou. Ca’ j’ai aussi fait du mac’amé pendant qu’tu do’mais, feignasse ! T’ois jolies p’tites bouc’ ! (Nouveau ricanement.) Dès qu’tu la sens, tu ’eunis les poignets pour qu’je puisse la passer. Alo’ tu vas senti’ ma main se’er l’nœud et, à c’moment-là, tu vas t’di’ : « C’est là ma chance d’échapper à c’te salope de nég’esse. Faut qu’j’en p’ofite maintenant qu’a’n’tient plus aussi solidement la co’de », sauf que… (sur ce la voix de Detta s’assourdit, la caricature d’accent noir du Sud plus nasillarde et voilée que jamais)… sauf que tu fe’ais mieux de te etou’ner avant d’fai’une bêtise.
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