Rien ne l’obligeait à tirer sur Eddie, après tout. Il lui suffisait d’attendre.
3
Sa seule crainte était de voir revenir le Pistolero avant qu’Eddie n’ait succombé au sommeil, mais l’absence du Vraiment Méchant se prolongeait. Le corps affalé au pied de la porte restait inerte. Peut-être rencontrait-il des problèmes pour trouver le médicament dont il avait besoin… ou quelque autre sorte de problèmes, vu ce qu’elle savait de lui. Ce genre d’hommes semblait attirer les ennuis comme une chienne en chaleur attirait les mâles en rut.
Deux heures s’écoulèrent tandis qu’Eddie battait les collines à la recherche de celle qu’il nommait Odetta (oh, qu’elle avait horreur de ce O initial !), qu’il arpentait les lourdes courbes, hurlant jusqu’à ne plus avoir de voix.
Il finit par faire ce qu’elle n’avait cessé d’attendre, redescendant jusqu’à la petite pointe de plage pour s’asseoir à côté du fauteuil et promener autour de lui des regards désolés. Sa main monta effleurer les roues du fauteuil — presque une caresse —, puis elle retomba et il poussa un gros soupir.
À cette vue, Detta sentit dans sa gorge une douleur à goût de métal qui finit par lui exploser dans le crâne, le déchirant de part en part comme un éclair zébrant le ciel d’été. Elle crut alors entendre une voix qui appelait… appelait ou exigeait.
Non, pas question, rétorqua-t-elle mentalement sans savoir à qui elle pensait ou s’adressait. Pas question, pas cette fois, pas maintenant. Pas maintenant et plus jamais, peut-être. L’atroce décharge lui traversa encore une fois la tête et ses poings se crispèrent. Jusqu’à son visage qui se fit lui-même poing, tordu dans un rictus d’extrême concentration — expression frappante par son mélange de laideur et de détermination quasi extatique.
Il n’y eut pas de troisième assaut, ni de la douleur ni de cette voix qui semblait s’exprimer au travers de ces crises.
Elle attendit.
Bien qu’il se fût calé le menton au creux des mains, la tête d’Eddie ne tarda pas à piquer du nez, donnant l’impression que ses poings lui remontaient le long des joues. Detta continua d’attendre, rivant sur lui son regard d’obsidienne.
Il redressa la tête en sursaut, se leva, gagna le bord de l’eau et s’en aspergea la figure.
C’est qu’il fe’ait tout pou’pas ’oupiller, ce p’tit Blanc. Dommage qu’y ait pas d’Anti-Dodo dans c’monde, t’en p’end’ais une pleine plaquette, pas v’ai ?
Eddie choisit cette fois de se rasseoir dans le fauteuil mais, à l’évidence, s’y trouva trop confortablement installé. Aussi, après avoir posé un long regard par la porte ouverte (qu’est-ce tu y vois, p’tit gars ? Detta donne’ait che’pou’l’savoi’), il transféra de nouveau ses fesses à même le sable.
Se calant de nouveau la tête sur les poings.
Tête qui, de nouveau, ne tarda pas à s’affaisser.
Et que, cette fois, nul sursaut ne redressa. Le menton d’Eddie finit par buter sur sa poitrine et, malgré le vacarme du ressac, Detta commença d’entendre ses ronflements. Bientôt, il bascula sur le flanc et se roula en boule.
Surprise, elle sentit écœurement et panique se mêler en elle alors que l’assaillait une bouffée de pitié à l’égard de ce jeune Blanc, là en bas sur la grève. Il lui évoquait un petit mioche qui a tenté de veiller jusqu’aux douze coups de minuit le soir de la Saint-Sylvestre et qui a perdu le défi qu’il s’était lancé. Puis elle se remémora comment ce morveux de cul blanc et son copain le Vraiment Méchant avaient cherché à lui faire avaler de la nourriture empoisonnée, comment ils l’avaient narguée avec la leur, succulente et saine, la lui arrachant de devant la bouche à l’instant même où elle allait y mordre… du moins jusqu’à ce qu’ils aient eu peur de la voir mourir d’inanition.
S’ils avaient peur à ce point que tu meures, pourquoi auraient-ils voulu t’empoisonner au début ?
La question ne la paniqua pas moins que la soudaine pitié qui l’avait assaillie quelques instants plus tôt. Elle n’avait pas coutume de se tourmenter et la voix intérieure qui venait de l’assaillir n’avait rien eu à voir avec la sienne.
Z’avaient pas l’intention d’me tuer avec leu’ poison, voulaient juste que j’sois malade à c’ever pou’qui puissent ’igoler d’me voi’ dégueuler et gémi’.
Elle attendit encore une vingtaine de minutes puis s’ébranla vers la plage, mettant à profit la considérable vigueur de ses bras d’infirme pour, sans jamais quitter Eddie des yeux, ramper avec l’ondulante souplesse d’un serpent. Elle aurait bien continué d’attendre, une demi-heure encore, voire une heure de plus (autant qu’ce p’tit ’culé d’cul blanc soit pa’quinze b’asses de fond dans l’dodo plutôt qu’pa’t’ois ou pa’quat’) mais il n’était pas question de se permettre un tel luxe. À tout instant, le Vraiment Méchant pouvait réintégrer son corps.
Parvenue à proximité d’Eddie qui ronflait toujours comme un sonneur, elle repéra une pierre suffisamment lisse d’un côté pour assurer la prise, suffisamment déchiquetée de l’autre pour faire du vilain.
Sa paume en enveloppa le côté lisse et elle reprit sa reptation vers le jeune homme endormi, le miroitement vitreux du meurtre dans les yeux.
4
Son plan était d’une simplicité brutale : abattre encore et encore les meurtrières aspérités de la pierre sur la tête d’Eddie jusqu’à ce qu’il n’y eût pas plus de vie dans l’une que dans l’autre. Puis elle prendrait le revolver et attendrait le retour du Pistolero.
Il aurait à peine le temps de se redresser qu’elle le placerait devant un choix : la ramener chez elle ou se faire descendre. Dans un cas comme dans Vaut’, tu se’as déba’assé d’moi, mon mignon, lui dirait-elle, et avec ton p’tit copain camé, me ’aconte pas qu’ça t’fe’ait pas plaisi’.
Si l’arme que le Vraiment Méchant avait donnée à Eddie n’était bonne à rien — ce qui restait possible, vu qu’elle n’avait jamais rencontré personne qui lui inspirât, autant que Roland, une telle haine, une telle terreur —, elle agirait avec lui comme avec l’autre. Elle le tuerait avec la pierre ou à mains nues. Il était malade et avait deux doigts de moins. Elle l’aurait.
Mais alors qu’elle n’était plus qu’à quelques mètres d’Eddie, une pensée la traversa, particulièrement perturbante. Une question qu’une fois de plus une autre voix semblait avoir posée.
Et s’il le sait déjà ? Si à la seconde même où tu massacres Eddie, Roland est au courant ?
Pou’quoi y se’ait au cou’ant ? Y se’a bien t’op occupé à che’cher son médicament.
La voix s’abstint de répondre, mais le doute était semé. Elle les avait entendus parler alors qu’ils la croyaient endormie, le Vraiment Méchant avait quelque chose à faire. Elle ne savait pas quoi, sinon qu’il était question d’une Tour. Peut-être le Vraiment Méchant avait-il dans l’idée que cette Tour était pleine d’or, de bijoux, de quelque chose dans le genre. Il disait qu’il avait besoin d’elle et d’Eddie, ainsi que d’un troisième qu’il avait encore à ramener, ce qu’elle avait jugé possible. Sinon, pourquoi y aurait-il eu ces portes ?
Si la magie avait à voir là-dedans et qu’elle tuait Eddie, l’autre était effectivement susceptible de l’apprendre. Et si lui interdire ainsi l’accès à sa Tour, c’était sans doute anéantir la seule chose qui raccrochât ce ’culé d’cul blanc à l’existence ? Et s’il savait qu’il n’avait plus de raison de vivre ? Alors l’culé d’cul blanc en question allait être capable de n’importe quoi parce que l’culé d’cul blanc allait se fiche de tout comme de sa première chemise.
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