Elle croyait qu’ils lui avaient apporté des morceaux de viande qui puaient la mort et la putréfaction, puis qu’ils l’avaient narguée en se régalant de bœuf au sel arrosé de cette sorte de bière qu’avaient contenue leurs flacons. Elle s’imaginait les avoir vus de temps à autre lui tendre des morceaux de cette nourriture saine qu’ils mangeaient, les reprendre au dernier moment, à l’instant où elle allait mordre dedans… et rire, bien sûr. Dans le monde de Detta Walker (du moins dans la vision qu’elle en avait), les ’culés d’culs blancs ne faisaient que deux choses aux femmes un peu foncées : ils les violaient ou ils riaient d’elles, voire les deux à la fois.
Ça frisait le comique. Eddie Dean n’avait plus vu de viande de bœuf depuis son voyage dans la diligence du ciel, et Roland depuis qu’il avait mangé sa dernière lanière de viande séchée, les dieux seuls savaient en quel passé reculé. Quant à la bière… il partit à rebrousse-temps.
Tull.
Il y avait eu de la bière à Tull. De la bière et du bœuf.
Dieu, qu’une bière serait la bienvenue ! Sa gorge le brûlait et la fraîcheur d’une bière eût tempéré ce feu. C’eût été plus efficace encore que les astines du monde d’Eddie.
Ils allèrent se mettre à l’écart.
— J’suis pas d’assez bonne compagnie pou’ des Blancs comme vous, p’t-êt’ ? caqueta-t-elle dans leur dos. Ou c’est simplement pou’ vous t’ipoter vos p’tites bougies pâlichonnes ?
Elle rejeta la tête en arrière et hurla de rire, provoquant l’envol effaré des mouettes qui tenaient congrès un quart de mille plus loin sur les rochers.
Le Pistolero s’assit, les mains ballant entre les genoux, et s’absorba dans ses réflexions. Il finit par relever la tête.
— Je ne comprends pas un mot sur dix de ce qu’elle raconte, annonça-t-il à Eddie.
— J’ai une nette avance. J’arrive à en saisir un sur trois. Mais tu ne perds pas grand-chose, la plupart se résument à ’culés d’culs blancs.
Roland hocha la tête.
— Est-ce qu’il y a beaucoup de gens à la peau sombre qui parlent comme ça, là d’où tu viens ? Ce n’était pas le cas de l’autre.
Eddie éclata de rire.
— Non ! Et je vais te dire un truc assez drôle… enfin, que je juge assez drôle, mais parce qu’il n’y a pas vraiment de quoi rire, peut-être. Ça n’a aucune réalité. De la pure invention. Et elle ne s’en rend même pas compte.
Roland le regarda sans rien dire. Eddie poursuivit :
— Tu te rappelles quand tu as voulu lui laver le front et qu’elle a fait semblant d’avoir peur de l’eau ?
— Oui.
— Tu savais que c’était du chiqué ?
— Pas au début, mais j’ai vite compris.
Eddie hocha la tête.
— Elle jouait donc un rôle, et consciemment. Mais comme elle est visiblement douée, on a marché pendant quelques secondes. Eh bien, sa façon de parler, c’est aussi du cinéma, mais beaucoup moins bon. Ça ne correspond à rien de réel. C’est purement débile !
— Tu penses qu’elle n’est bonne actrice que quand elle a conscience de jouer un rôle ?
— Exactement. Là, ça m’a fait l’effet d’un croisement entre un bouquin que j’ai lu qui s’appelait Mandingo et la façon dont Butterfly McQueen s’exprime dans Autant en emporte le vent. Je sais que ça ne te dit rien, tout ça, mais ce que je veux te faire comprendre, c’est qu’elle débite des clichés. Tu connais ce mot ?
— C’est ce que disent ou croient les gens qui n’ont rien ou presque rien dans la tête.
— Parfait. Je n’aurais pas pu trouver une meilleure définition.
— Z’avez pas enco’ fini d’vous b’anler, p’tits gars ? (Elle finissait par avoir la voix qui s’éraillait.) Ou p’t-êt’que vous a’ivez pas à t’ouver vot’tit’ bougie ? C’est ça ?
— Allons-y. (Le Pistolero se releva lentement, chancela un moment, vit Eddie qui le regardait et sourit.) Ça ira.
— Combien de temps ?
— Autant qu’il faudra, répondit Roland, et la sérénité de sa voix glaça le cœur d’Eddie.
12
Ce soir-là, le Pistolero tira la dernière cartouche dont il fût certain pour abattre leur repas. Dès le lendemain, il allait tester systématiquement toutes celles qui lui restaient mais ne se faisait pas trop d’illusions : comme lui avait dit Eddie, ils en seraient sans doute bientôt réduits à tuer les homarstruosités à coups de pierre.
Cette nuit ne différa pas des autres : le feu, la popote, le repas — un repas tout en lenteur à présent, sans enthousiasme. On se contente de survivre , se dit Eddie. Encore une fois, ils apportèrent à manger à Detta qui, encore une fois, hurla, ricana, se répandit en insultes, leur demanda s’ils allaient longtemps continuer de la prendre pour une idiote, puis commença de se lancer de part et d’autre du fauteuil, indifférente à la constriction des cordes, tendue vers le seul objectif de basculer une fois de plus le fauteuil pour qu’ils aient de nouveau à la ramasser avant de pouvoir s’attaquer à leur repas.
Elle allait y parvenir quand Eddie lui bloqua les épaules pendant que le Pistolero assurait la stabilité du fauteuil en calant des grosses pierres de part et d’autre des roues.
— Calme-toi, lui dit Roland, et je te desserrerai un peu les nœuds.
— Viens me lécher la me’de que j’ai dans le t’ou de balle, culé d’cul blanc.
— Je n’ai pas compris si ça voulait dire oui ou non.
Elle le regarda, les yeux réduits à deux fentes, soupçonnant quelque sarcasme dans cette voix sereine. (Eddie aussi, mais également incapable de déterminer si la suspicion était fondée.) Puis elle rétorqua, boudeuse :
— OK, j’me calme. J’ai t’op faim pou’m’agiter, de toute façon. Vous comptez fai’e quoi, maintenant ? M’donner que’que chose que j’puisse manger ou me laisser c’ever ? C’est ça, vot’e plan ? Z’êtes t’op lâches pou’ m’étouffer et vous savez bien que j’touch’ais jamais à c’te nou’itu’ ’poisonnée, donc ça doit êt’ça, vot’plan. Bon, laissez-moi c’ever d’faim. On va voi’si ça ma’che. Su, on va bien voi’.
Elle leur décocha de nouveau son sourire à glacer les sangs.
Et, peu de temps après, s’endormit comme une masse.
Eddie effleura la joue de Roland qui lui jeta un bref regard mais ne se déroba pas au contact de sa main.
— Ça va, dit le Pistolero.
— Ouais, tu pètes la forme, je sais. Mais tu veux que je te dise ? On n’a pratiquement pas avancé aujourd’hui.
— Je sais.
Le fait d’avoir tiré leur dernière cartouche fiable l’obnubilait. Il jugeait toutefois inutile d’en faire part à Eddie. Pas ce soir, du moins. Il n’était pas malade mais son état de fatigue interdisait un surcroît de mauvaises nouvelles.
Pas malade, non, pas encore, mais s’il continue comme ça, sans un réel repos, il finira par l’être.
Et il l’était déjà, en un sens. Le Pistolero et lui déployaient un bel éventail de pathologies superficielles. Eddie avait des engelures au coin des lèvres et des plaques de desquamation, le Pistolero sentait ses dents qui se déchaussaient et des crevasses sanguinolentes s’étaient ouvertes entre ses orteils comme entre ses doigts restants. Ils n’étaient pas sous-alimentés mais mangeaient jour après jour la même chose et finiraient par en mourir aussi sûrement que de faim.
On a le scorbut, se dit Roland. Le mal des marins sur la terre ferme. Pas plus compliqué que ça. Et d’un comique… On a besoin de fruits, de verdure.
Eddie montra la Dame.
— Et elle va continuer de nous mener la vie dure.
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