— Bien que quoi ?
— C’est que je ne suis pas jivaro… alors je n’en sais trop rien…
— Jivaro ? Qu’est-ce que c’est ?
— Réducteur de têtes. (Il se tapota la tempe.) Un type qui s’occupe de ce qui ne va pas là-dedans. Le vrai nom, c’est psychiatre.
Roland fit signe qu’il avait compris. Il préférait réducteur de têtes. Parce que l’esprit de cette femme occupait trop de place, deux fois plus que nécessaire.
— Bien qu’à mon avis, reprit Eddie, les schizos se doutent presque toujours qu’il y a quelque chose d’anormal chez eux. À cause des trous de mémoire. Je me trompe peut-être, mais je vois ça comme s’il s’agissait le plus souvent de personnes qui pensent souffrir d’amnésie partielle du fait qu’elles interprètent mal les passages à vide qui semblent se produire quand leur autre « moi » est aux commandes. Elle, en revanche, dit se souvenir de tout. Et si elle le dit, c’est qu’elle est sincèrement persuadée qu’il en est ainsi.
— Je pensais t’avoir entendu dire qu’elle ne croyait pas à la réalité de ce qui lui arrive.
— Ouais, reconnut Eddie, mais oublie ça pour l’instant. Ce que j’essaie de dire c’est que, quelle que soit l’interprétation qu’elle en donne, ses souvenirs passent directement de son living où elle est en peignoir devant le journal télévisé de minuit à sa situation présente. Directement, sans rupture aucune. Elle n’a pas la moindre sensation qu’une autre personne ait pris le relais dans l’intervalle. Et il ne faut pas perdre de vue que, quand tu lui es tombé dessus chez Macy’s, ce pouvait être le lendemain ou des semaines plus tard. Je sais qu’on était encore en hiver parce que la plupart des clients dans le magasin étaient en pardessus… (Le Pistolero hocha la tête. Les perceptions d’Eddie s’affinaient. Bien. Il n’avait certes pas encore remarqué ni les bottines ni les écharpes, ni les gants dépassant des poches, mais c’était un début.) Mais à part ça, impossible de dire combien de temps Odetta est restée cette autre femme parce qu’elle n’en sait rien. Je pense qu’elle se trouve dans une situation où elle n’a jamais été auparavant, et pour se protéger des deux côtés, elle a recours à cette histoire de coup sur la tête qu’elle aurait reçu.
Roland acquiesça d’un signe.
— Et puis il y a les bagues, enchaîna Eddie. Les voir lui a donné un sacré choc. Elle a fait de son mieux pour ne pas le montrer mais ça crevait les yeux.
Roland avait alors demandé :
— Si ces deux femmes ignorent qu’elles partagent un même corps, si elles n’ont pas même le soupçon que quelque chose cloche et si chacune d’elles a son propre continuum de souvenirs — en partie réels, en partie forgés de toutes pièces pour justifier le temps de l’autre —, qu’allons-nous faire d’elle ? Comment même allons-nous pouvoir vivre à ses côtés ?
Haussement d’épaules d’Eddie :
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser ce genre de questions. C’est ton problème ! C’est toi qui dis avoir besoin d’elle. Merde, tu as risqué ta vie pour aller la chercher.
Eddie réfléchit un instant à ce qu’il venait de dire et se revit accroupi au-dessus du corps de Roland, le couteau de celui-ci à moins d’un centimètre de sa gorge. Il eut un rire sec, dénué d’humour. Ouais, mec, ta vie n’a vraiment tenu qu’à un fil.
Un silence s’installa entre eux. Alors que le Pistolero allait le rompre pour réitérer sa mise en garde et annoncer (assez fort pour être entendu de la Dame si cette respiration régulière ne faisait que feindre le sommeil) qu’il allait se pieuter, Eddie le devança, lui disant quelque chose qui jeta dans son esprit une clarté vive et soudaine, quelque chose qui lui fit comprendre au moins une partie de ce qu’il avait si désespérément besoin de savoir.
À la fin, quand ils avaient franchi la porte.
Elle avait changé à la fin.
Et il avait vu quelque chose, une chose…
— Tu veux que je te dise, fit Eddie, sans cesser de fixer d’un œil morose les restes du feu qu’il remuait avec une pince de leur proie du soir, quand tu l’as ramenée, moi j’ai eu l’impression d’être schizo.
— Pourquoi ?
Eddie regarda Roland, vit que ce n’était pas une question en l’air, qu’il avait une raison précise de la poser — ou crut le voir — et prit une minute pour peser sa réponse.
— C’est rudement dur à décrire, mec. C’était le fait de regarder par cette porte. C’est ça qui m’a décoiffé. Faut bien s’imaginer que quand on y voit bouger quelqu’un c’est comme si on bougeait avec. Mais tu sais de quoi je parle.
Roland hocha la tête.
— Bien. Moi j’ai regardé ça comme si c’était un film — si tu ne sais pas ce que c’est, laisse tomber, aucune importance —, et ce, presque jusqu’à la fin. Et puis tu as retourné Odetta vers ce côté-ci de la porte, et pour la première fois de ma vie je me suis vu. C’était comme… (Il chercha, en vain.) Ch’sais pas. On aurait pu dire que c’était comme de se voir dans une glace, mais ça n’aurait pas collé parce que… parce que c’était comme d’avoir quelqu’un d’autre en face de soi. D’être retourné comme un gant. D’être en deux endroits à la fois. Merde, je ne sais pas, moi.
Clouer le Pistolero sur place n’en réclamait pas plus. C’était là ce qu’il avait senti quand ils avaient franchi la porte, ce qui lui était arrivé à elle, et pas seulement à elle, à elles deux : l’espace d’un instant Detta et Odetta s’étaient regardées, pas comme si chacune avait vu son reflet dans un miroir mais en tant que deux personnes distinctes ; la glace s’était muée en vitre et, pendant quelques secondes, Odetta avait vu Detta et Detta avait vu Odetta et une horreur égale les avait frappées.
Elles savent, l’une comme l’autre, songea le Pistolero, lugubre. Qu’elles n’aient pas su avant, peut-être ; c’est exclu désormais. Elles peuvent essayer de se le cacher, mais il est un instant où elles se sont vues, où elles ont su. Et ce savoir est toujours en elles, maintenant.
— Roland ?
— Oui ?
— Je voulais simplement être sûr que tu ne dormais pas les yeux ouverts, parce que c’est l’impression que tu donnais, d’être très loin dans l’espace ou dans le passé.
— Auquel cas, je suis de retour. Bon, maintenant je vais me coucher. Rappelle-toi ce que je t’ai dit : sois sur tes gardes.
— Je prends la veille, dit Eddie, mais le Pistolero savait que, malade ou pas, ça allait être à lui de veiller cette nuit.
Tout le reste en avait découlé.
7
Passé le chahut, Eddie et Detta Walker avaient fini par se rendormir (elle n’était pas tant tombée dans le sommeil que dans une sorte d’évanouissement, exténuée, le corps retenu par les liens).
Le Pistolero s’était recouché mais restait éveillé.
Je vais avoir à provoquer un affrontement entre elles deux, songeait-il sans qu’il fût besoin qu’un des « réducteurs de têtes » d’Eddie lui soufflât qu’un tel combat risquait d’être effroyable. Si c’est la part de lumière, Odetta, qui en sort vivante, tout peut encore bien se passer, mais si c’est l’autre, la part ténébreuse, il est presque certain que tout sera perdu.
Il sentait néanmoins que n’était pas requise la mort de l’une ou l’autre mais leur fusion. Il s’était déjà rendu compte de la valeur que pouvait avoir pour lui — pour eux — la pugnacité vulgaire de Detta Walker, et souhaitait l’avoir à ses côtés… mais sous contrôle. Un long chemin les attendait. Detta les voyait, Eddie et lui, comme des monstres de quelque espèce nommée par elle ’culé d’cul blanc. Dangereuse illusion, sans plus, mais ils étaient voués à rencontrer des monstres bien réels — les crustacés géants n’étant que les premiers d’une longue série. L’agressive et tenace énergie de cette femme dans laquelle il était entré hier et qui venait de resurgir cette nuit de sa cachette pouvait se révéler, à condition d’être tempérée par la tranquille humanité d’Odetta Holmes, décisive dans un combat contre de tels monstres… particulièrement décisive maintenant qu’il lui manquait deux doigts, qu’il était presque à court de balles alors que la fièvre le gagnait.
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