Les choses ont redémarré et il le sait, lui aussi, pensa Eddie. Il y a eu un petit temps mort, mais maintenant le chrono tourne à nouveau. La partie reprend, comme on dit.
— On organise un tour de veille, Roland ? demanda Eddie.
— Je ne parierais pas là-dessus, répondit le Pistolero, très à l’aise, en se roulant une cigarette.
— Tu ne penses vraiment pas qu’ils soient dangereux, pas vrai ? dit Susannah, levant les yeux vers les bois, où les arbres perdaient leurs contours et se fondaient dans l’obscurité générale. La petite étincelle qu’ils avaient remarquée avait disparu, mais ceux qui les suivaient étaient toujours là. Susannah les sentait. Lorsqu’en jetant un œil à Ote, elle constata qu’il regardait dans la même direction, elle n’en fut pas surprise.
— Je pense même que c’est tout leur problème, dit Roland.
— Mais qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ? demanda Eddie.
Mais Roland refusa d’en dire plus. Il restait simplement là, allongé au milieu de la route, un morceau de peau de cerf roulé sous la nuque, à contempler le ciel noir en fumant.
Plus tard, le ka-tet de Roland dormit. Ils ne firent pas de tour de garde et ne furent pas dérangés.
5
Les rêves, quand ils se montrèrent, n’avaient rien de rêves habituels. Ils en eurent tous conscience, sauf peut-être Susannah, qui en un sens très réel était totalement absente cette nuit-là.
Mon Dieu, me revoilà à New York, pensa Eddie. Puis, immédiatement après : Me revoilà à New York, pour de bon. Tout ça est réel.
Ça l’était. Il était bien à New York. Sur la 2 eAvenue.
C’est alors qu’il vit apparaître Jake et Ote au coin de la 54 eRue.
— Salut, Eddie, fit Jake avec un sourire jusqu’aux oreilles. Bienvenue à la maison.
La partie reprend, pensa Eddie. La partie reprend.
CHAPITRE 2
Le délire de New York
1
Jake s’endormit le regard perdu dans l’obscurité la plus pure — pas une étoile dans ce ciel nocturne et nuageux, pas de lune non plus. Alors qu’il sombrait, il eut cette sensation de chute familière qu’il reconnut avec consternation ; dans sa vie précédente d’enfant soi-disant normal, il avait souvent fait ces rêves de chute, notamment au moment des examens, mais ils avaient cessé depuis sa renaissance violente dans l’Entre-Deux-Mondes.
Puis la sensation de chute s’évanouit. Il entendit une petite mélodie brève, comme un carillon, presque trop beau : au bout de trois notes on avait envie que ça s’arrête, et à la douzième on était sûr de mourir si ça continuait. Chaque son semblait faire vibrer ses os. Hein qu’on dirait de la musique hawaïenne ? pensa-t-il. Car bien que ce petit carillon n’eût rien à voir avec le gazouillis funeste de la tramée, il n’en était pas si loin.
Pas si loin.
Et puis, juste au moment où il crut qu’il n’en pouvait plus, cet air terrible et splendide se tut. Derrière ses yeux clos, les ténèbres s’illuminèrent d’un éclat rouge sombre.
Il les ouvrit avec précaution dans la lumière resplendissante du soleil.
Et se retrouva bouche bée.
Bouche bée face à New York.
Les taxis défilaient, dessinant un sillage jaune scintillant sous le soleil. Un jeune homme passa sans se presser à côté de Jake, avec son baladeur sur les oreilles, battant du pied dans sa sandale au rythme de la musique, en marmonnant un « cha-da-ba, cha-da- bow ». Un marteau-piqueur vrillait les tympans de Jake. Des masses de ciment tombèrent dans la benne d’un camion dans un fracas qui se répercuta sur les façades des immeubles. Le monde n’était qu’un fracas monstrueux. Sans s’en apercevoir, il s’était habitué aux silences profonds de l’Entre-Deux-Mondes. Non, plus que ça. Il en était venu à les aimer. Pourtant, le bruit et l’effervescence avaient leur charme, Jake ne pouvait le nier. De retour dans le délire de New York. Il sentit un sourire lui étirer les lèvres.
— Ake ! Ake ! gémit une voix basse, plutôt abattue.
Jake baissa les yeux et vit Ote assis sur le trottoir, sa queue sagement enroulée autour de lui. Si le bafouilleux ne portait pas de petites bottes rouges et Jake n’arborait pas les fameux mocassins rouges (Dieu merci), tout ça ressemblait quand même beaucoup à leur visite dans le Gilead de Roland, qu’il avait atteint en voyageant dans le Cristal rose du Magicien. La boule de cristal qui avait causé tant de problèmes et de malheur.
Pas de cristal, cette fois-ci… il avait suffi qu’il s’endorme. Mais ce n’était pas un rêve. Il y avait plus d’intensité que dans aucun rêve qu’il avait jamais fait, plus de texture. Et puis…
Et puis, les gens ne se donnaient pas la peine de faire un détour pour les contourner, lui et Ote ; ils se tenaient à gauche de l’entrée d’un bar appelé le Kansas City Blues. Tandis que Jake se faisait cette remarque, une femme enjamba carrément Ote, remontant un peu sa jupe droite noire au-dessus du genou. Son visage préoccupé ( Je suis la New-Yorkaise typique, je m’occupe de mes affaires, essayez pas de m’arnaquer, voilà ce que ce visage disait à Jake) resta imperturbable.
Ils ne nous voient pas, mais ils nous sentent, en quelque sorte. Et s’ils nous sentent, c’est qu’on doit être là pour de vrai.
La première question qui lui vint logiquement fut : pourquoi ? Jake y réfléchit pendant un moment, puis il décida d’y revenir plus tard. Il savait que la réponse viendrait en temps et en heure. En attendant, pourquoi ne pas profiter de New York, tant qu’il était là ?
— Viens, Ote, dit-il, et il tourna au coin de la rue.
Le bafouilleux, qui n’était visiblement pas un gars de la ville, marchait tellement près de lui que Jake sentait son souffle lui caresser la cheville.
La 2 eAvenue, pensa-t-il. Puis : Mon Dieu…
Avant même que sa réflexion n’aille plus loin, il aperçut Eddie Dean devant la maroquinerie Barcelona ; il avait l’air hébété et carrément déplacé, avec son vieux jean, sa chemise et ses mocassins en daim. Il avait les cheveux propres, mais ils lui pendaient aux épaules et sa coiffure suggérait qu’il n’avait pas vu un professionnel du ciseau depuis un bout de temps. Jake se dit soudain qu’il ne devait pas avoir une meilleure dégaine lui-même. Lui aussi portait une chemise en daim et, en bas, les restes plutôt usés des Dockers qu’il portait le jour où il avait quitté la maison pour de bon, mettant le cap sur Brooklyn, Dutch Hill, et un autre monde.
Pas plus mal que personne puisse nous voir, se dit Jake, pour se raviser très vite. Si les gens les avaient vus, ils auraient probablement fait fortune avant midi, en vendant leurs fringues. Cette idée le fit sourire.
— Salut, Eddie, lança-t-il. Bienvenue à la maison.
Eddie hocha la tête, l’air perplexe.
— Je vois que tu as amené ton ami.
Jake se baissa et tapota affectueusement Ote sur la tête.
— C’est ma carte American Express à moi. Je ne vais nulle part sans lui.
Jake aurait bien poursuivi dans ce registre — il se sentait spirituel, pétillant, avec plein de choses amusantes à raconter — quand quelqu’un apparut au coin de la rue, passa devant eux sans les regarder (comme tous les autres) et que tout bascula. Il s’agissait d’un gosse portant des Dockers qui ressemblaient à celles de Jake, tout simplement parce que c’étaient celles de Jake. Pas celles qu’il portait en ce moment, mais c’étaient bien les siennes, pas de doute. Tout comme les tennis. C’étaient celles que Jake avaient perdues à Dutch Hill. Le type en plâtre qui montait la garde devant la porte entre les mondes les lui avait littéralement arrachées des pieds.
Читать дальше