Le Gamin de Soixante-Dix-Sept venait de sortir son portefeuille pour payer les deux livres. Il y eut encore quelques paroles échangées, des rires bon enfant, puis il se dirigea vers la porte. Lorsque Eddie s’engagea derrière lui, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes l’attrapa par le bras.
— Non, pas encore… je vais revenir.
— Tu peux bien reclasser tout ce fourbi par ordre alphabétique, je m’en fous, fit Eddie. Sortons sur le trottoir.
Jake y réfléchit en se mordant la lèvre, puis acquiesça. Ils se dirigèrent vers la sortie, puis s’immobilisèrent, avant de s’écarter pour laisser entrer l’autre Jake. Le livre de devinettes était ouvert. Calvin Tower s’était replongé dans sa partie d’échecs au comptoir. Il arborait un sourire aimable.
— Tu as finalement décidé de boire un café, ô vagabond hyperboréen ?
— Non, je voulais juste vous demander…
— C’est la partie sur la devinette de Samson, dit le Jake de l’Entre-Deux-Mondes. Ça n’a pas d’importance, il me semble. Sauf que ce gars, là, Deepneau, va chanter une chouette chanson, si tu veux l’entendre.
— Je vais faire l’impasse, fit Eddie. Viens.
Ils sortirent. Et même si tout clochait toujours sur la 2 eAvenue — ce sentiment d’obscurité sans fin derrière la scène, derrière le ciel même — c’était quand mieux que dans Le Restaurant Spirituel de Manhattan. Au moins on était à l’air frais.
— Je vais te dire, fit Jake, tu n’as qu’à aller au coin de la 2 eAvenue et de la 46 e, maintenant.
D’un coup de tête, il désigna la version de lui qui écoutait Aaron Deepneau chanter.
— Je nous rattraperai.
Eddie réfléchit une seconde, puis secoua la tête. Le visage de Jake s’assombrit un peu.
— Tu ne veux pas voir la rose ?
— Tu te fous de moi ? Bien sûr que je veux la voir, répondit Eddie. Ça me rend dingue.
— Alors…
— J’ai pas l’impression qu’on en ait fini, dans le coin. Je sais pas pourquoi, mais c’est comme ça.
Jake — dans sa version de soixante-dix-sept — avait laissé la porte ouverte en rentrant et Eddie se plaça sur le seuil. Aaron Deepneau racontait à Jake une devinette qu’ils soumettraient plus tard à Blaine le Mono : Qui va son cours, mais ne marche point, qui a une bouche, mais ne dit rien ? Pendant ce temps, Jake de l’Entre-Deux-Mondes consultait une fois de plus le tableau dans la vitrine (William Faulkner Poêlés, Raymond Chandler Rôtis). Il fronçait les sourcils, exprimant plutôt le doute et l’angoisse que la mauvaise humeur.
— Le panneau, il est différent, lui aussi.
— En quoi ?
— Je ne m’en souviens plus.
— C’est important ?
Jake se tourna vers lui. Sous les sourcils froncés, il avait des yeux égarés.
— Je ne sais pas. C’est une autre devinette. Je déteste les devinettes !
Eddie ne pouvait que compatir. Quand une Béryl n’est-elle pas une Béryl ? Quand c’est une Claudia, souffla-t-il.
— Hein ?
— Non, rien. On ferait bien d’y aller, Jake, ou bien tu vas te rentrer dedans.
Jake lança à John Chambers un regard alarmé, puis suivit les conseils d’Eddie. Et lorsque le Gamin de Soixante-Dix-Sept se retrouva sur la 2 eAvenue avec ses livres neufs dans la main gauche, le Jake de l’Entre-Deux-Mondes adressa à Eddie un sourire fatigué.
— Il y a une chose que je me rappelle, dit-il. En quittant cette librairie, j’étais certain de ne jamais y revenir. Et pourtant c’est le cas.
— Si on considère qu’on est plus des fantômes que des personnes réelles, je dirais que ça se discute.
Eddie donna à Jake une petite tape amicale sur la nuque.
— Et si vraiment tu as oublié quelque chose d’important, Roland pourra peut-être t’aider à t’en souvenir. Il est bon, à ce petit jeu.
Soulagé, Jake fit un large sourire. Il savait d’expérience que le Pistolero était effectivement doué pour aider les gens à se souvenir. Alain, l’ami de Roland, était sans doute le plus apte à toucher l’esprit d’autrui, et son autre ami Cuthbert était celui doté du plus grand sens de l’humour dans leur ka-tet de l’époque, mais avec les années, Roland avait développé de foutues qualités d’hypnotiseur. Il aurait fait un tabac à Las Vegas.
— On peut me suivre, maintenant ? demanda Jake. Et aller voir la rose ?
Du regard, il balaya la 2 eAvenue — cette avenue à la fois éclatante et sombre — avec une sorte de perplexité mécontente.
— C’est sans doute mieux, là-bas. La rose arrange tout.
Eddie était sur le point d’acquiescer quand une berline Lincoln gris anthracite s’arrêta devant la librairie de Calvin Tower. Elle se gara près du trottoir jaune, en face d’une bouche d’incendie, sans aucune hésitation. Les portières avant s’ouvrirent, et quand Eddie vit qui sortait du côté conducteur, il attrapa l’épaule de Jake.
— Aouh ! fit ce dernier. Eh, ça fait mal !
Mais Eddie était ailleurs. En fait, il renforça son étreinte sur l’épaule du garçon.
— Doux Jésus, souffla Eddie, Seigneur Jésus, qu’est-ce que c’est que ça ? Bon Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ?
8
Jake regarda Eddie passer du blanc au gris. Les yeux lui sortaient des orbites. Non sans difficulté, Jake décrocha la main vissée à son épaule. Eddie fit mine de la soulever pour désigner quelque chose, mais n’en eut pas la force. Elle retomba le long de sa hanche avec un petit bruit mat.
L’homme qui était descendu du côté passager de la berline la contourna, pendant que le chauffeur ouvrait la portière arrière, côté trottoir. Même aux yeux de Jake, leurs mouvements paraissaient synchronisés, comme des pas de danse. L’homme à l’arrière portait un costume cher, mais ça ne suffisait pas à masquer le fait qu’il n’était qu’un petit bonhomme courtaud avec une bedaine et des cheveux noirs qui grisonnaient aux tempes. Des cheveux pleins de pellicules, à en juger par l’état des épaules de son costume.
Pour Jake, il fit soudain plus sombre que jamais ; il leva la tête pour voir si le soleil ne s’était pas caché derrière un nuage. Pas de nuage, mais il lui sembla qu’une couronne noire s’était dessinée autour du cercle lumineux, comme un anneau de mascara autour d’un œil grand ouvert.
Un peu plus bas dans la rue, la version 1977 de lui regardait à travers la baie vitrée d’un restaurant, et Jake s’en rappelait même le nom : Marna Chow-Chow. Non loin de là se trouvait le disquaire Tower of Power, où, se disait-il, Les Tours se vendent à pas cher, aujourd’hui. Si ce Jake-là avait regardé en arrière, il aurait vu la berline grise… mais non. L’esprit du Gamin de Soixante-dix-sept était résolument tourné vers l’avenir.
— C’est Balazar, dit Eddie.
— Quoi ?
Eddie désignait le gars courtaud, qui s’était arrêté pour ajuster sa cravate Sulka. Les deux autres étaient maintenant debout à ses côtés. Tous deux avaient l’air à la fois détendus et sur leurs gardes.
— Enrico Balazar. Et il a l’air beaucoup plus jeune. Bon Dieu, il a à peine la quarantaine !
— On est en 1977, lui rappela Jake. Puis, le temps que l’idée fasse son chemin : C’est ce type que Roland et toi vous avez tué ?
Eddie avait raconté à Jake l’histoire de la fusillade au club de Balazar en 1987, en évitant les détails les plus sanglants. Comme par exemple le fait que Kevin Blake avait balancé la tête du frère d’Eddie dans le bureau de Balazar, dans l’espoir de les faire sortir à découvert, lui et Roland. Henry Dean, le Grand Sage & Éminent Junkie.
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