Henchick lança à Roland un regard aussi froid qu’à Eddie, mais Roland ne cilla pas. Henchick fronça les sourcils, puis se détendit.
— Si fait, acquiesça-t-il. Comme tu voudras, Roland. Tu nous as rendu un fier service, à tous, Manni aussi bien qu’oublieux, et nous souhaitons à présent te rendre la pareille de notre mieux. La magie est toujours là, et bien là. Il suffira d’une étincelle. Cette étincelle, nous pouvons la produire, si fait, c’est simple comme commala. Ce que tu veux, tu l’obtiendras peut-être. D’un autre côté, il se peut aussi que nous nous retrouvions tous dans la clairière au bout du sentier. Ou bien dans les ténèbres. Comprends-tu ?
Roland acquiesça.
— Et veux-tu aller de l’avant ?
Pendant un instant, Roland se tint là, tête baissée, la main posée sur la crosse de son pistolet. Lorsqu’il releva les yeux, il souriait de son véritable sourire. Un beau sourire, fatigué, désespéré et dangereux. Et de la main gauche il décrivit ce double moulinet qui voulait dire : Allons-y.
CINQ
On posa les cercs à terre — avec précaution, car le sentier qui menait à ce que les Manni appelaient le Kra Kammen était étroit — pour en sortir le contenu. Des doigts aux ongles longs (les Manni n’étaient autorisés à se couper les ongles qu’une fois par an) se mirent à tapoter les aimants, produisant un bourdonnement strident qui donna à Jake l’impression qu’on lui débitait le cerveau au couteau. Cela lui rappela le carillon du vaadasch, et il se dit qu’il n’y avait là rien de surprenant, car ce carillon était le kammen.
— Qu’est-ce que ça veut dire, Kra Kammen ? demanda-t-il à Cantab. La Maison des Cloches ?
— La Maison des Fantômes, répondit ce dernier sans lever les yeux de la chaîne qu’il déroulait. Laisse-moi tranquille, Jake. C’est délicat, ce que j’ai à faire.
Jake ne voyait pas en quoi, mais il s’exécuta. Roland, Eddie et Callahan se tenaient juste à l’entrée de la grotte. Jake les y rejoignit. Pendant ce temps, Henchick avait placé les autres membres du groupe en demi-cercle à l’arrière de la porte. L’avant, avec ses hiéroglyphes gravés et son bouton en cristal, demeurait sans surveillance, du moins pour l’instant.
Le vieil homme se rendit à l’entrée de la grotte, échangea brièvement quelques mots avec Cantab, puis fit signe à la chaîne de Manni qui attendaient sur le chemin de remonter. Lorsque l’homme de tête atteignit l’entrée de la grotte, Henchick lui dit de s’arrêter et rejoignit Roland. Il s’agenouilla et, d’un geste, invita le Pistolero à faire de même.
Le sol de la grotte était tapissé de poussière. Elle provenait en partie des rochers, mais il s’agissait surtout de poudre d’os, issue de squelettes de petits animaux assez inconscients pour s’être aventurés ici. À l’aide de son ongle, Henchick dessina sur le sol un rectangle, ouvert au fond, puis un demi-cercle qui l’entourait.
— La porte, commenta-t-il. Et les hommes de mon kra. Tu intuites ?
Roland fit oui de la tête.
— Vous et vos amis, vous fermerez le cercle, dit-il en achevant le dessin.
— Le garçon est fort, avec le shining, ajouta Henchick en jetant un regard si soudain en direction de Jake que ce dernier sursauta.
— Oui.
— Alors nous le positionnerons directement en face de la porte, mais assez loin pour que, si jamais elle s’ouvre violemment — ce qui est probable —, elle ne le décapite pas au passage. Pourras-tu tenir, mon garçon ?
— Oui, à moins que Roland et vous ne pensiez autrement, répondit Jake.
— Tu ressentiras quelque chose, à l’intérieur de ta tête — comme si on t’aspirait la cervelle. Ce ne sera pas agréable — il marqua un temps d’arrêt — vous voulez ouvrir la porte deux fois ?
— Oui, répondit Roland. Duox.
Eddie savait que la seconde fois, ce serait pour Calvin Tower, et il avait perdu tout intérêt pour le propriétaire de la librairie. L’homme avait du courage, c’est vrai. Eddie était prêt à le croire, mais il savait qu’il était aussi intéressé, borné et uniquement préoccupé de ses propres affaires : le parfait New-Yorkais du XX esiècle, pour résumer. Mais la dernière personne à avoir passé cette porte était Suze et à la seconde où elle s’ouvrirait, il avait bien l’intention de se précipiter. Si elle se rouvrait ensuite sur la petite ville du Maine où Calvin Tower et son ami, Aaron Deepneau, étaient allés se terrer, splendide ! S’ils devaient tous atterrir là-bas, à essayer de protéger Tower et d’acquérir certain terrain vague et certaine rose sauvage, magnifique ! La priorité d’Eddie, c’était Susannah. Tout le reste était secondaire.
Même cette tour.
SIX
— Qui veux-tu envoyer en premier, quand la porte s’ouvrira ? demanda Henchick.
Roland étudia la question, caressant distraitement de la main la bibliothèque que Calvin Tower avait insisté pour faire passer de leur côté. Le coffre contenant ce livre qui avait tellement bouleversé le Père. Il n’avait pas très envie d’envoyer Eddie — déjà assez impulsif au naturel, mais à présent totalement aveuglé par l’amour et l’inquiétude — aux trousses de sa femme. Mais Eddie lui obéirait-il, si Roland l’envoyait vers Tower et Deepneau ? Roland pensait que non. Ce qui voulait dire que…
— Pistolero ? intervint Henchick.
— À la première ouverture de la porte, on se précipitera, Eddie et moi. La porte se refermera d’elle-même ?
— Aucun doute là-dessus, répondit Henchick. Il va falloir faire aussi vite que la langue fourchue du diable, ou vous pourriez bien vous faire couper en deux, une moitié ici, sur le sol de cette grotte, et le reste là où se trouve la femme à peau brune, où que ce soit.
— Nous ferons le plus vite possible, croyez-moi, confirma Roland.
— Si fait, ça vaudrait mieux, fit Henchick, découvrant une fois de plus ses dents.
C’était là un sourire
(Qu’est-ce qu’il ne dit pas ? Quelque chose qu’il sait, ou qu’il croit seulement savoir ?)
auquel Roland aurait l’occasion de repenser, d’ici peu de temps.
— Je laisserais les armes ici, à votre place, suggéra Henchick. Vous pourriez les perdre, en essayant de les faire passer.
— Je vais essayer de garder la mienne, fit Jake. Elle vient de l’autre côté, alors ça devrait aller. Et sinon, je m’en trouverai une. D’une manière ou d’une autre.
— Je pense que la mienne passera aussi, renchérit Roland.
Il y avait longuement réfléchi, et il avait décidé de garder ses gros revolvers. Henchick haussa les épaules, l’air de dire : Comme vous voudrez.
— Et pour Ote, Jake ? demanda Eddie.
Jake écarquilla les yeux et sa mâchoire s’affaissa. Roland comprit que Jake n’avait pas songé à son ami le bafouilleux. Le Pistolero fut surpris de constater (et ce n’était pas la première fois) avec quelle facilité on oubliait cette vérité incontournable, concernant John « Jake » Chambers : ce n’était qu’un gosse.
— Quand on est allé vaadasch, Ote — commença Jake.
— C’est pas pareil, trésor, répliqua Eddie, et en entendant l’expression tendre de Susannah dans sa propre bouche, il eut un pincement au cœur.
Pour la première fois, il dut bien s’avouer qu’il ne la reverrait peut-être jamais, tout comme Jake ne reverrait peut-être jamais Ote, une fois qu’ils auraient quitté cette grotte puante.
— Mais… objecta Jake, et Ote lança un petit aboiement de reproche, car le garçon le serrait trop fort.
— Nous allons te le garder, Jake, dit Cantab d’une voix douce. Nous allons bien le garder, je dis vrai. Il y aura du monde pour monter la garde ici, jusqu’à ce que tu reviennes chercher ton ami et le reste de tes affaires.
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