— Henchick, ça ne marche pas, je crois que je ne…
— Nenni, pas encore — et ne crois surtout pas que ça ne doive venir que de toi, mon jeune goujat. Cherche à ressentir quelque chose, entre toi et la porte… comme un hameçon… ou un crochet…
Tout en parlant, Henchick fit signe de la tête au premier Manni de la ligne de renforts.
— Hedron, approche. Thonnie, prends Hedron par les épaules. Lewis, fais de même avec Thonnie. Et ainsi de suite ! Allez !
La file remonta vers la grotte. Ote eut un aboiement dubitatif.
— Sens, mon garçon ! Va chercher ce hameçon ! C’est entre toi et cette porte ! Sens-le !
Jake tendit tout son esprit en avant, et son imagination bondit tout à coup avec une vivacité et une puissance terrifiantes, au-delà des rêves même les plus réalistes. Il vit la 5 eAvenue, entre la 48 eet la 6 e(« le périmètre dans lequel ma prime de Noël disparaît tous les ans en janvier », comme aimait à grommeler son père). Il vit toutes les portes, des deux côtés de la rue, s’ouvrir simultanément à la volée : Fendi ! Tiffany ! Bergdof Goodman ! Cartier ! Les Éditions Doubleday et Compagnie ! Le Sherry Netherland Hôtel ! Il vit un couloir interminable, avec du lino marron au sol, et il sut qu’il s’agissait du Pentagone. Il vit des portes, au moins un millier de portes, s’ouvrant toutes en même temps, créant un courant d’air extraordinaire, un véritable ouragan.
Cependant, cette porte en face de lui, la seule porte qui comptait, demeura close.
Ouais, mais…
Elle tremblait dans son cadre. Il l’entendait parfaitement.
— Vas-y, petit ! lança Eddie, les dents serrées. Si tu n’arrives pas à l’ouvrir, fous-moi cette connasse par terre !
— Aidez-moi ! hurla Jake. Aidez-moi , bon Dieu ! Vous tous !
Dans la grotte, l’énergie sembla soudain multipliée par deux.
Il sembla à Jake que le bourdonnement se mettait à vibrer jusque dans sa boîte crânienne. Il sentait ses dents claquer. De la sueur lui coula dans les yeux, lui brouillant la vue. Il vit deux Henchick adresser un signe de tête à quelqu’un derrière lui : Hedron. Et derrière Hedron, Thonnie. Et derrière Thonnie, tout le reste, toute la file serpentant jusque sur le sentier, sur plusieurs mètres.
— Tiens-toi prêt, mon goujat, fit Henchick.
Jake sentit la main d’Hedron se glisser derrière sa chemise et lui attraper la ceinture. Il eut l’impression qu’on le poussait, plutôt qu’on ne le tirait vers l’arrière. Dans sa tête, quelque chose bondit, et l’espace d’une seconde, il vit toutes les portes de milliers et de milliers de mondes s’ouvrir en même temps en coup de vent, dans un souffle si puissant qu’il aurait pu éteindre le soleil.
Et soudain il se sentit entravé. Il y avait quelque chose… quelque chose juste devant la porte…
L’hameçon ! C’est l’hameçon !
Il se glissa en avant, comme si son esprit et sa force de vie étaient une sorte de lasso. Dans le même temps, il sentit Hedron et les autres le tirer en arrière. La douleur fut instantanée, énorme, comme si on le pourfendait en deux. Puis vint la sensation d’être aspiré. Une sensation ignoble, comme si quelqu’un lui arrachait lentement les intestins, en les déroulant avec soin. Avec toujours, comme fond sonore dans ses oreilles et au cœur de son cerveau, ce bourdonnement infernal.
Il essaya de crier — Non, arrêtez, lâchez-moi, c’est trop ! — et n’y parvint pas. Il essaya de hurler et il entendit son hurlement, mais uniquement à l’intérieur de son crâne. Mon Dieu, il était piégé. Pris par l’hameçon, en train de se faire déchirer en deux.
Pourtant, une créature entendit bel et bien son hurlement. Ote. Qui, aboyant comme un fou furieux, se précipita telle une flèche. Et au même instant, la Porte Dérobée s’ouvrit violemment, décrivant un arc de cercle en grinçant, juste sous le nez de Jake.
— Regardez ! hurla Henchick d’une voix à la fois terrible et exaltée. Regardez, la porte s’ouvre ! En-Delà-sam kammen ! Can-tah, can-kavar kammen ! Au-Delà-can-tah !
Les autres réagirent, mais alors Jake Chambers avait déjà été arraché à la main de Roland. Il volait, mais pas seul.
Le Père Callahan volait avec lui.
HUIT
Eddie eut juste le temps d’entendre New York, de sentir New York et de comprendre ce qui se passait. En un sens, c’est ce qui rendit les choses tellement horribles — il fut capable d’enregistrer que tout allait à l’encontre de ce qu’il souhaitait, avec une précision diabolique, mais il fut incapable de changer quoi que ce soit.
Il vit Jake se faire arracher au cercle et sentit la main de Callahan glisser dans la sienne ; il les vit voler jusqu’à la porte, faire un véritable looping en tandem, comme un couple de foutus acrobates. Un truc poilu hurlant comme un taré fila telle une flèche à côté de sa tête. Ote, qui fonçait, les oreilles aplaties et les yeux terrifiés semblant lui sortir de la tête.
Et ce n’était pas tout. Eddie se vit lâcher la main de Cantab et se précipiter vers la porte — vers sa porte, sa ville, et, quelque part au milieu de tout ça, sa femme, perdue et enceinte. Il prit conscience (avec une réelle volupté) de la main invisible qui le repoussait en arrière, et de cette voix qui lui parlait, mais sans former de mots. Ce qu’Eddie entendait était bien plus terrible que n’importe quels mots. Que des mots auxquels on pouvait répondre. Il s’agissait seulement d’une négation indistincte, et pour ce qu’Eddie en savait, elle venait de la Tour Sombre elle-même.
Jake et Callahan furent projetés comme des balles d’un revolver : propulsés dans les ténèbres remplies des sonorités exotiques des klaxons et des moteurs. Au loin, mais aussi distincte que les voix qu’on entend en rêve, Eddie perçut une voix haletante, précipitée, en pleine extase, répandant son message à la cantonade : « Dis Diiieu, mon frère, c’est cool, dis Diiieu sur la 2 eAvenue, dis Diiieu sur l’Avenue B, dis Diiieu dans le Bronx, je dis Diiieu, je dis la bombe de Diiieu, je dis Diiieu ! » C’était la voix d’un authentique barjot new-yorkais comme Eddie en avait connus un certain nombre, et il sentit son cœur s’ouvrir. Il vit Ote s’engouffrer dans la porte comme un journal aspiré derrière une voiture filant à toute vitesse, puis la porte claqua, si fort et si rapidement qu’il dut plisser les yeux à cause du courant d’air, chargé du sable et de la poussière d’os qui tapissaient le sol de cette grotte pourrie.
Avant qu’il ait pu hurler sa colère, la porte s’ouvrit de nouveau. Cette fois-ci, Eddie se retrouva aveuglé par la lumière voilée du soleil, résonnant du chant des oiseaux. Il sentit l’odeur des pins, et perçut les ratés lointains d’un moteur de camion, semblait-il. Puis il fut aspiré par cet éclat vif, dans l’incapacité de crier que ça avait foiré, que c’était un vrai bord…
Quelque chose entra en collision avec sa tempe. L’espace d’un instant, il eut une conscience aiguë de son passage d’un monde à l’autre. Puis les coups de feu. Puis la fusillade.
SOLISTE :
Commala-ça-alors
Le vent t’enverra dans le décor.
Il faudra aller là où le vent t’enverra
Rien d’autre à faire que ça.
CHŒUR :
Commala-un-deux !
Rien d’autre, mon vieux !
Faudra aller là où t’enverra le vent du ka
Rien d’autre à faire que ça.
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