Si tu reviens un jour était le sous-entendu, qu’il fut trop gentil pour préciser. Roland put néanmoins le lire dans ses yeux.
— Roland, tu es sûr que je ne peux pas… qu’il ne peut pas… non. Je vois. Pas de vaadasch cette fois-ci. OK. Non.
Jake plongea la main dans la poche avant de son poncho et en extirpa Ote, puis le déposa sur le sol poussiéreux de la grotte. Il se baissa et appuya les mains juste au-dessus de ses genoux. Ote leva les yeux vers lui, étirant le cou de sorte que leurs têtes se touchaient presque. Et c’est alors que Roland fut témoin de quelque chose d’extraordinaire : non pas des larmes dans les yeux de Jake, mais de celles qui remplissaient doucement ceux d’Ote. Un bafou-bafouilleux qui pleurait. C’était le genre d’histoire qu’on aurait pu entendre dans un saloon, quand la nuit était bien avancée et bien arrosée — le bafouilleux fidèle qui pleure le départ de son maître. On ne les croyait jamais, ces histoires-là, mais ça ne se disait pas, si on voulait éviter la bagarre (voire parfois la fusillade). Et pourtant c’était là, sous ses yeux, et Roland sentit les larmes monter, lui aussi. Est-ce que ce n’était encore là que du mimétisme de bafouilleux, ou bien Ote comprenait-il vraiment ce qui se passait ? Roland espéra qu’il s’agissait du premier cas, de tout son cœur.
— Ote, il va falloir que tu restes un moment avec Cantab. Tout ira bien. C’est un copain.
— Tab ! répéta le bafouilleux.
Des larmes dévalèrent son museau et vinrent assombrir la poussière devant ses pattes, en taches grosses comme des pièces de monnaie. Roland trouva les larmes de la créature horribles, pires même que des larmes d’enfant.
— Ake ! Ake !
— Non, je suis obligé de te laisser, dit Jake en s’essuyant les joues avec l’intérieur du poignet. Il se dessina des traînées terreuses jusqu’aux tempes.
— Non ! Ake !
— Il le faut. Tu restes avec Cantab. Je reviendrai te chercher, Ote — sauf si je suis mort, je reviendrai te chercher.
Il serra Ote dans ses bras, et se releva.
— Va voir Cantab. C’est lui, dit Jake en le désignant du doigt. Vas-y, maintenant, tu m’ennuies.
— Ake ! Tab !
Impossible de ne pas entendre la tristesse dans sa voix. Pendant quelques secondes, Ote ne bougea pas. Puis, toujours en larmes — ou imitant les larmes de Jake, ce que Roland espérait toujours —, le bafouilleux se retourna, rejoignit Cantab en trottinant et s’assit entre les bottillonnes poussiéreuses du jeune homme.
Eddie entreprit de passer le bras autour des épaules de Jake. Mais ce dernier se dégagea vivement et s’éloigna de lui. Eddie eut l’air déconcerté. Roland garda son expression de Surveille-Moi, mais intérieurement il était animé d’une joie intense et farouche. Pas encore treize ans, pour sûr, mais déjà tout ce qu’il fallait de tripes.
Il était temps de partir.
— Henchick ?
— Si fait. Veux-tu dire quelques paroles de prière, auparavant, Roland ? Au Dieu auquel tu rends grâce, quel qu’il soit ?
— Je ne rends grâce à aucun dieu, répondit Roland. Je sers la Tour, et je ne veux pas prier pour ça.
Plusieurs des amigos d’Henchick prirent un air choqué, mais le vieil homme lui-même se contenta de hocher la tête, comme s’il n’en attendait pas plus. Il jeta un regard en direction de Callahan.
— Père ?
— Dieu, Ta main, Ta volonté, fit Callahan en dessinant une croix dans l’air, puis, adressant un signe de tête à Henchick : Si on doit y aller, allons-y.
Henchick s’avança d’un pas, toucha le bouton de cristal de la Porte Dérobée, puis regarda Roland. Ses yeux scintillaient.
— Pour la dernière fois, entends-moi, Roland de Gilead.
— Je vous entends fort bien.
— Je suis Henchick, du Kra Manni du Sentier Rouge-a-Sturgis. Nous sommes des porte-vues et des voyageurs lointains. Nous naviguons sur le vent du ka. Veux-tu toi aussi naviguer sur ce vent ? Toi et les tiens ?
— Si fait, où qu’il nous porte.
Henchick fit glisser la chaîne du pendule de Branni sur le dos de sa main et Roland sentit immédiatement un souffle d’énergie envahir la grotte. Pas très fort encore, mais gagnant en puissance. S’épanouissant, comme une rose.
— Combien d’appels voulez-vous faire ?
— Deux, répondit Roland. Duox, comme on dit dans la Voie d’Eld.
— Deux ou duox, cela revient au même, fit Henchick. Commala-un-deux (il éleva la voix). Venez, Manni ! Comme à commala, joignez votre force à ma force ! Venez et tenez votre promesse ! Venez honorer votre dette à ces pistoleros ! Aidez-moi à les remettre sur leur chemin ! Maintenant !
SEPT
Avant même que l’un d’eux ait eu le temps de se dire que le ka venait de modifier leurs plans, le ka avait fait agir sa volonté sur eux. Mais il leur apparut tout d’abord qu’il ne s’était rien passé.
Les Manni qu’Henchick avait choisis comme émissaires — six anciens, plus Cantab — formaient le demi-cercle passant derrière la porte et sur les côtés. Eddie prit la main de Cantab et entrelaça ses doigts dans ceux du Manni. L’un des aimants en forme de coquillage venait s’intercaler entre leurs paumes. Eddie le sentait vibrer, comme s’il était vivant. Il devait l’être, d’ailleurs. Callahan lui agrippa l’autre main et la serra fermement.
De l’autre côté de la porte, Roland prit la main d’Henchick, glissant la chaîne du pendule de Branni entre ses doigts. À présent, le cercle était complet, hormis juste devant la porte, où il restait un vide. Jake inspira profondément, balaya la grotte du regard, vit qu’Ote s’était assis contre le mur à trois mètres environ derrière Cantab, et il hocha la tête.
O te, reste là, je reviendrai, envoya-t-il en pensée, avant de prendre sa place dans le cercle. Il saisit la main droite de Callahan, hésita, puis prit la main gauche de Roland.
Le bourdonnement réapparut instantanément. Le pendule de Branni se mit en mouvement, décrivant cette fois non pas des arcs, mais de petits cercles resserrés. La porte s’illumina et parut plus là — Jake le constata de ses propres yeux. Les lignes et les cercles des hiéroglyphes dessinant le mot DÉROBÉE se firent plus lumineux. La rose gravée dans le bouton se mit à rougeoyer.
Cependant, la porte resta close.
(Concentre-toi, mon garçon !)
C’était la voix d’Henchick, résonnant dans sa tête avec une telle puissance qu’elle semblait presque tambouriner sur son cerveau à coups de poing. Il baissa la tête et fixa le bouton de la porte. Il vit la rose. Il la vit très clairement. Il l’imagina en train de pivoter, en même temps que le bouton tournait. Il n’y a pas si longtemps, il était obsédé par les portes et par l’autre monde
(l’Entre-Deux-Mondes)
qu’il savait devoir trouver derrière l’une d’entre elles. Il avait le sentiment de revenir en arrière. Il se représenta toutes les portes qu’il avait connues dans sa vie — portes de chambre de salle de bain de cuisine de toilettes trappes de bowling portes de vestiaire de cinéma de théâtre de restaurant portes avec panneaux INTERDICTION D’ENTRER portes RÉSERVÉ AU PERSONNEL portes de frigo, oui, même celles-là — et alors il les vit toutes s’ouvrir en même temps.
Ouvre-toi ! pensa-t-il très fort, en dirigeant cette pensée vers la porte, se sentant bêtement comme le prince arabe dans un vieux conte. Sésame, ouvre-toi ! Ouvre-toi, te dis-je !
Sous terre, dans les entrailles de la grotte, les voix se remirent une fois de plus à babiller. Puis, dans une montée de cris et un souffle gigantesque, comme un bruit de chute. Le sol de la grotte se mit à trembler, comme dans un nouveau tremblement de Rayon. Jake n’y prêta pas attention. L’énergie de vie emplissant la grotte était à présent d’une puissance considérable — il la sentait qui lui picotait la peau, qui faisait vibrer ses orbites et sa cloison nasale, qui lui dressait les cheveux sur la tête — mais la porte demeura close. Il pesa plus fermement sur la main de Roland et du Père, se concentrant sur les portes de pompiers, les portes de commissariat, la porte du Bureau du Proviseur à Piper, et même sur ce livre de science-fiction qu’il avait lu autrefois, et qui s’intitulait Une Porte sur l’été. L’odeur de la grotte — la moisissure, les ossements, des courants d’air fugitifs — lui parut soudain très prégnante. Il ressentit une violente montée d’assurance, une sensation éclatante — Maintenant, ça va se passer maintenant, je le sais —, pourtant la porte demeura close. Et à présent, il sentait autre chose. Non plus l’odeur de la grotte, mais l’arôme légèrement métallique de sa propre sueur, lui dégoulinant sur le visage.
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