TRUDY ET MIA
UN
Jusqu’au 1 erjuin 1999, Trudy Damascus avait été le genre de femme les pieds bien sur terre, affirmant que la plupart des OVNI étaient en fait des sondes météo (et les autres étaient inventés par des petits malins qui voulaient passer à la télé), que le saint suaire de Turin était une supercherie montée par un escroc du XIV esiècle, et que les revenants — y compris Bob Marley — n’étaient que les élucubrations d’esprits malades ou la conséquence directe d’une indigestion. Elle avait les pieds sur terre, elle s’en félicitait même, et elle n’était vraiment pas d’humeur « spirituelle » en descendant la 2 eAvenue vers son bureau (un cabinet d’experts-comptables du nom de Guttenberg, Furth et Patel), avec son sac en toile et son sac à main sur l’épaule. L’un des clients du cabinet GFP était une firme de fabrication de jouets appelée Jeux d’Enfants et Jeux d’Enfants devait une coquette somme d’argent à GFP. Le fait qu’ils aient aussi été au bord de la banqueroute signifiait que dalle pour Trudy. Elle voulait ces 69 211,19 dollars et elle avait occupé la majeure partie de sa pause déjeuner (dans un des coins à l’écart de chez Dennis, Crêpes et Gaufres, qui s’appelait Mama Chow-Chow jusqu’en 1994), à passer en revue tous les moyens imaginables de les obtenir. Au cours des deux dernières années, elle avait fait diverses tentatives en vue d’ajouter Damascus au trio Guttenberg, Furth et Patel ; forcer Jeux d’Enfants à cracher au bassinet serait un pas de plus — un grand pas — dans cette direction.
Et ainsi, tandis qu’elle traversait la 46 eRue en direction de l’immense gratte-ciel en verre fumé qui trônait maintenant au coin de la 2 eAvenue (là où se tenaient autrefois certaine Épicerie Artistique et certain terrain vague), Trudy ne pensait pas aux dieux, aux esprits ou aux revenants. Elle pensait à Richard Goldman, l’enfoiré de PDG d’une certaine compagnie de jouets, et au moyen de…
Mais c’est alors que la vie de Trudy bascula. À treize heures dix-neuf, heure d’été, pour être précis. Elle venait d’atteindre le bord de la chaussée. Elle s’apprêtait à monter sur le trottoir. Quand tout à coup une femme apparut, là, en face d’elle. Une Afro-Américaine, les yeux écarquillés. Des Noires, il y en avait un paquet dans les rues de New York, et Dieu sait qu’une bonne proportion se baladait les yeux écarquillés, mais Trudy n’en avait jamais vu une débouler comme ça de nulle part. Et il y avait autre chose, autre chose d’encore plus incroyable. Dix secondes auparavant, Trudy Damascus aurait éclaté de rire et prétendu qu’il ne pouvait rien exister de plus incroyable qu’une femme se matérialisant subitement sous son nez, sur un trottoir en plein Manhattan, et pourtant si. Si, ça existait bien.
Et à présent elle comprenait ce qu’avaient dû ressentir tous ces gens venus raconter qu’ils avaient vu des soucoupes volantes (sans parler des fantômes en panoplie complète, avec boulet et chaînes), la frustration qui avait été la leur, en se retrouvant en face d’irréductibles incrédules tels que… eh bien, tels que Trudy Damascus à treize heures dix-huit en cette journée de juin, celle qui avait dit adieu à un côté de la 46 eRue. Vous pouviez dire aux gens Vous ne comprenez pas, ÇA S’EST VRAIMENT PRODUIT ! ça ne les impressionnait pas des masses. Eh bien, elle a dû surgir de derrière l’arrêt de bus sans que tu la remarques ou bien Elle devait sortir de l’une de ces petites boutiques et tu ne l’as pas vue venir. Vous pouviez bien répondre qu’il n’y avait pas d’arrêt de bus au coin de la 2 eAvenue et de la 46 eRue (sur aucun des deux trottoirs, d’ailleurs), ça ne changeait rien. Vous pouviez ajouter qu’il n’y avait pas de petites boutiques dans ce coin, pas jusqu’au 2, Hammarskjöld Plaza, et que ça ne collait pas non plus. Trudy allait bientôt découvrir tout ça par elle-même, et tout ça la rendrait pratiquement folle. Elle n’avait pas l’habitude d’être considérée avec à peine plus d’intérêt qu’une chiure de pigeon.
Pas d’arrêt de bus. Pas de petites boutiques. Il y avait bien les quelques marches remontant vers Hammarskjöld Plaza, où trois ou quatre employés s’attardaient avec leurs sandwichs, mais la revenante n’était pas arrivée de là non plus. C’était un fait : quand Trudy Damascus avait posé sa tennis gauche sur le trottoir, la voie était entièrement libre. Et lorsqu’elle avait fait passer son poids sur la jambe gauche et s’était apprêtée à lever le pied droit, une femme était apparue.
L’espace d’un instant, Trudy vit la 2 eAvenue à travers elle, et aussi ce qui ressemblait à l’entrée d’une grotte. Puis la vision disparut et la femme se solidifia. Ça n’avait pas dû prendre plus d’une seconde ou deux, d’après l’estimation de Trudy ; plus tard, elle devait se rappeler cette expression Pour un peu, on croirait avoir rêvé, et elle regretterait de n’avoir pas rêvé. Parce qu’il n’y avait pas que cette matérialisation.
Les jambes de cette femme se mirent soudain à pousser, sous les yeux de Trudy Damascus.
Eh oui, des jambes.
Trudy n’avait aucun problème de perception, et plus tard elle dirait aux gens (mais les gens avaient de moins en moins envie de l’écouter) que chaque détail de cette rencontre furtive s’était imprimé dans sa mémoire comme un tatouage. L’apparition mesurait un peu plus d’un mètre vingt. Ça faisait un peu courtaud, pour une femme normale, c’est sûr, mais pas pour une qui s’arrêtait au niveau des genoux.
L’apparition portait une chemise blanche, éclaboussée soit de peinture marron, soit de sang séché, par-dessus un jean. Le jean était bien rempli, notamment à hauteur des cuisses, là où il contenait des jambes, mais au-dessous du genou, il pendait sur le trottoir comme une mue de serpent, d’un bleu étrange. Et puis, soudain, il s’était rempli. Rempli , le mot lui-même semblait dément, pourtant Trudy l’avait vu de ses yeux. Au même moment, la femme s’était relevée, passant de son mètre-vingt-sans-mollets à un bon mètre-soixante-dix-avec-tout-l’équipement. C’était comme regarder une série d’effets spéciaux dans un film, sauf que ce n’était pas un film, c’était la vraie vie de Trudy.
Sur l’épaule gauche, l’apparition portait une pochette doublée de tissu, qui paraissait faite d’osier. On aurait dit qu’il y avait des assiettes ou des plats à l’intérieur. De sa main droite, elle serrait fermement un sac rouge délavé, fermé par une cordelette. Au fond, on distinguait une forme avec des coins, qui se balançait d’avant en arrière. Trudy ne parvint pas à déchiffrer toute l’inscription sur le sac, mais crut voir les mots ENTRE-DEUX-QUILLES.
Puis la femme attrapa Trudy par le bras.
— Qu’est-ce que vous avez dans ce sac ? demanda-t-elle. Vous avez des chaussures ?
Trudy ne put s’empêcher de baisser les yeux vers les pieds de la femme noire, et alors elle vit une autre chose extraordinaire : cette femme afro-américaine avait les pieds blancs. Aussi blancs que ceux de Trudy.
Trudy avait déjà entendu parler de gens qui étaient restés sans voix. Voilà que maintenant ça lui arrivait à elle. Elle avait la langue collée au palais, et elle ne voulait plus redescendre. Ses yeux marchaient très bien, néanmoins. Elle voyait tout. Les pieds blancs. Des gouttelettes aussi sur le visage de la femme noire, sans doute du sang séché. L’odeur de sueur, comme si se matérialiser sur la 2 eAvenue s’était fait au prix d’efforts éreintants.
— Si vous avez des chaussures, ma p’tite dame, je vous conseille de me les donner. Je n’ai aucune envie de vous tuer, mais je dois aller trouver des gens pour m’aider, avec mon p’tit gars, et je ne peux pas y aller pieds nus.
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