Tim rougit du menton à la racine des cheveux, mais il tint bon. En cet instant, il ressemblait beaucoup à son défunt père.
— Je veux lui rendre la vue. Il m’a laissé suffisamment de sa magie pour me montrer comment faire.
— C’est de la magie noire ! Et il ne profère que des mensonges ! Des mensonges, Tim Ross !
— C’est vous qui le dites. (Il eut un mouvement de menton qui rappelait Jack Ross.) Mais il ne m’a pas menti à propos de la clé — elle a ouvert la bonne serrure. Et il ne m’a pas menti à propos de la raclée — ma mama l’a bien subie. Il ne m’a pas menti quand il m’a dit qu’elle était aveugle — car elle a bien perdu la vue. Et quant à mon pa… vous le savez aussi bien que moi.
— Ouair, fit-elle, avec un accent de la campagne que Tim ne lui avait jamais connu. Ouair, et chacune de ces vérités avait son revers : elles t’ont blessé et piégé tout à la fois.
Il resta quelques instants sans répondre, se contentant de baisser les yeux pour contempler ses bottes bien usées. La Veuve commençait à reprendre espoir malgré elle lorsqu’il releva la tête, la regarda bien en face et lui dit :
— Je laisserai Bitsy attachée en amont de la concession Cosington-Marchly. Je ne veux pas l’abandonner dans le chicot où j’ai retrouvé mon pa, car un pooky a fait son nid dans les arbres. Quand vous irez voir mama, vous pourrez demander à sai Cosington de ramener Bitsy à la maison ?
Elle rendit les armes. Une jeune femme n’aurait pas renoncé si aisément — mais elle n’était plus toute jeune.
— Autre chose ?
— Deux autres.
— Je t’écoute.
— Vous voulez embrasser ma mama pour moi ?
— Oui, et avec joie. Et ensuite ?
— Voulez-vous me donner votre bénédiction ?
Elle médita un instant puis fit non de la tête.
— En guise de bénédiction, tu as la pétoire de mon frère — je ne peux mieux faire.
— Alors, cela devra me suffire.
Il fit une révérence et porta le poing à son front, puis redescendit du perron pour rejoindre sa fidèle petite mule.
D’une voix presque inaudible — presque, mais pas tout à fait —, la Veuve Smack lui dit :
— Au nom de Gan, je te bénis. Et laissons le ka œuvrer.
La lune était couchéelorsque Tim mit pied à terre et attacha Bitsy à l’un des buissons bordant la Piste du Bois de Fer. Il s’était bourré les poches d’avoine avant de partir et il la répandit sur le sol comme le Collecteur l’avait fait pour son cheval la nuit précédente.
— Reste ici et sai Cosington viendra te chercher demain matin, lui dit-il.
Il vit en esprit Peter le Costaud découvrant le cadavre de Bitsy, avec au ventre une plaie ouverte par quelque prédateur nocturne (celui-là même qui l’avait suivi lors du pasear de la nuit dernière, peut-être). Mais avait-il le choix ? Bitsy était une bonne mule, mais elle n’était pas assez maligne pour rentrer toute seule à l’écurie, même si elle connaissait par cœur la Piste du Bois de Fer.
— Tout ira bien, dit-il en lui caressant le museau.
Mais en était-il bien sûr ? Il songea que la Veuve avait sans doute raison sur toute la ligne, pour chasser aussitôt cette idée de sa tête. Il m’a dit la vérité sur le reste, alors il m’a dit la vérité sur ceci. Lorsqu’il eut avancé de trois roues, il le croyait dur comme fer. Il n’avait que onze ans, ne l’oubliez pas.
Il ne vit pas de feu de camp cette nuit-là.En lieu et place de la lueur orangée du bois en train de brûler, Tim aperçut un éclat vert et froid en arrivant au bout de la Piste du Bois de Fer. Un éclat fugace, mais têtu, suffisamment fort pour projeter devant lui des ombres mouvantes et serpentiformes.
La piste — à peine visible, car définie par les seules traces de la carriole du Grand Ross et du Grand Kells — obliquait sur la gauche pour éviter un antique arbre de fer dont le tronc était plus volumineux que toutes les maisons de L’Arbre. Une centaine de pas plus loin, elle débouchait sur une clairière. C’était là que se trouvait l’écriteau. Tim n’avait aucune peine à le déchiffrer, car la sighe voletait au-dessus de lui, battant des ailes à une telle vitesse qu’elles en devenaient invisibles.
Il s’approcha à pas de loup, oubliant tout le reste tant cette vision le fascinait. La sighe mesurait à peine quatre pouces. Elle était nue et très belle. Il n’aurait su dire si son corps était vert, car la lueur qui la baignait était éblouissante. Mais il discernait sans peine son sourire aguichant et savait qu’elle le voyait nettement, bien que ses yeux en amande soient dénués de pupilles. Ses ailes émettaient un bourdonnement continu.
Du Collecteur, il n’y avait aucun signe.
La sighe virevolta, comme pour se jouer de lui, puis disparut dans un buisson. Affolé, Tim imagina ses ailes fragiles déchiquetées par les épines, mais elle émergea intacte pour monter en chandelle à cinquante pieds d’altitude, voire davantage — elle frôlait les branches basses des arbres de fer —, pour fondre aussitôt droit sur lui. Elle avait ramené les bras dans le dos, telle une plongeuse piquant une tête dans l’eau. Il se baissa et l’entendit rire lorsqu’elle lui frôla les cheveux. On aurait dit une clochette résonnant dans le lointain.
Il se redressa prudemment et la vit qui revenait vers lui en faisant des cabrioles dans l’air. Son cœur battait à tout rompre. Jamais il n’avait vu quelque chose d’aussi beau.
Elle survola la barre transversale et, grâce à son éclat, il distingua une piste mal débroussaillée qui s’enfonçait dans la Forêt sans Fin. Elle leva le bras, lui faisant signe de le suivre de sa main rayonnante d’un feu vert. Fasciné par sa beauté d’outre-monde et la douceur de son sourire, il n’hésita pas un instant et passa sous la barre sans accorder un seul regard à l’avertissement rédigé par son défunt père : VOYAGEUR, PRENDS GARDE !
La sighe voletajusqu’à ce qu’il s’approche d’elle à la toucher. Puis elle fila au-dessus du sentier. Elle s’immobilisa une nouvelle fois pour lui lancer un sourire. Ses cheveux cascadaient sur ses épaules, tantôt voilant ses petits seins parfaits, tantôt les dévoilant sous l’effet de la brise née de ses ailes battantes.
Lorsqu’il la rejoignit, Tim s’enhardit à lui poser une question… mais à voix basse, de crainte de crever ses tympans miniatures en parlant trop fort.
— Où est le Collecteur ?
En guise de réponse, il eut droit à un rire tintinnabulant. Ramenant les genoux contre le torse, elle effectua deux roulades dans les airs puis s’en fut, non sans s’être assurée qu’il continuait de la suivre. Et c’est ainsi qu’elle mena le garçon captivé dans les profondeurs de la Forêt sans Fin. Tim ne vit même pas que le sentier s’effaçait sous ses pieds et qu’il s’avançait entre de gigantesques arbres de fer que nul homme n’avait vus depuis des lustres et des lustres. Pas plus qu’il ne remarqua que leur senteur douce-amère s’effaçait peu à peu devant la puanteur de la végétation pourrie et des eaux stagnantes. Les arbres de fer se firent plus rares. Il y en avait certes devant lui, sur des lieues et des lieues à la ronde, mais Tim entrait à présent dans le vaste marécage qu’on appelait le Fagonard.
La sighe le gratifia d’un nouveau sourire puis s’envola. Son éclat se reflétait à présent sur des eaux boueuses. Une créature — ce n’était pas un poisson — en fendit la surface, la fixa d’un œil globuleux puis s’immergea à nouveau.
Tim ne remarqua rien. Il ne voyait que l’îlot flottant qu’elle survolait à présent. Il allait devoir faire le grand saut, mais il n’était pas question d’abandonner sa quête. Elle l’attendait. Il prit son élan et franchit l’obstacle de justesse ; cette lueur verte faisait paraître les choses plus proches qu’elles ne l’étaient en réalité. Il moulina des bras pour ne pas tomber. La sighe faillit le déséquilibrer (sans le faire exprès, il en était sûr ; elle voulait jouer, voilà tout) en décrivant des cercles autour de sa tête, l’aveuglant de son aura et l’assourdissant de son rire cristallin.
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