Toujours enveloppé de froideur (et toujours souriant, bien qu’il n’en ait pas conscience), Tim ouvrit le canon de son arme et en ôta la douille qu’il venait de tirer. Elle était chaude et encore fumante. Puis il s’empara du pain, mordit dedans et glissa une nouvelle balle dans la chambre vide. Il referma le canon et cracha sa bouchée de pain, qui avait un goût un rien huileux.
— Venez-y ! hurla-t-il aux autres reptiles, qui s’agitaient dans tous les sens (il remarqua au passage que le dragon avait disparu). Venez prendre votre ration !
Il ne parlait pas ainsi par bravade. Il voulait que les créatures remontent à l’assaut. Nul objet — pas même la hache de son père, toujours passée à sa ceinture — ne lui avait jamais semblé plus divinement juste que le pistolet qu’il tenait dans sa main gauche.
Lui parvint alors un bruit qu’il ne put tout d’abord identifier, non pas du fait de son étrangeté, mais plutôt de sa totale incongruité. Les hommes de boue l’applaudissaient.
Lorsqu’il se tourna pour leur faire face, brandissant toujours son arme fumante, ils tombèrent à genoux, portèrent le poing à leur front et éructèrent le seul mot qu’ils paraissaient capables de prononcer. Ce mot n’était autre que aïle , l’un des rares à avoir le même sens dans le Haut Parler et le Bas Langage, ce mot que les Manni appelaient le fin-Gan, c’est-à-dire le premier mot ; celui-là même qui avait fait tourner le monde.
Est-il possible…
Tim Ross, fils de Jack, cessa de fixer les hommes de boue agenouillés sur la berge pour considérer l’arme antique (mais redoutable) qu’il tenait à la main.
Est-il possible qu’ils me prennent…
C’était fort possible, en effet. C’était même probable.
Les habitants du Fagonard le prenaient pour un pistolero.
L’espace de quelques instants,il resta paralysé d’étonnement. Il regarda les hommes de boue depuis l’îlot où il avait défendu sa vie (et risquait toujours de la perdre) ; ils étaient à genoux sur le sol boueux, à soixante-dix yards de là, le poing sur le front et les yeux braqués sur lui.
Puis, revenant à un semblant de raison, Tim comprit qu’il devait profiter de leur vénération pendant qu’il en était encore temps. Il fouilla sa mémoire en quête des histoires que lui racontaient jadis sa mama et son pa, et de celles que la Veuve Smack lisait dans ses chers livres pour le bonheur de ses élèves. Aucune d’elles ne semblait correspondre à sa situation présente, mais il finit par se rappeler un conte qu’il tenait de Harry l’Écharde, un vieux bonhomme qui travaillait à la scierie à temps partiel. C’était un type à moitié idiot, qui pointait parfois son index sur vous et faisait semblant de tirer, et se lançait alors dans des discours en Haut Parler — du moins le prétendait-il. Il n’aimait rien tant que d’évoquer les hommes de Gilead qui partaient en quête armés de leurs revolvers.
Oh ! Harry, j’espère que c’est le ka qui a voulu que je sois là le jour où tu nous as raconté cette histoire pendant la pause.
— Aïle, serfs ! cria-t-il aux hommes de boue. Je vous vois très bien ! Levez-vous, pour aimer et servir !
Durant un long moment, il ne se passa rien. Puis ils se levèrent et le fixèrent de leurs yeux enfoncés dans leurs orbites, où se lisait une profonde fatigue. Leurs bouches béantes traduisaient l’émerveillement qui s’était emparé d’eux. Tim vit que certains étaient armés d’un arc grossier ; d’autres avaient un gourdin passé à une liane faisant office de ceinture.
Qu’est-ce que je leur dis maintenant ?
Parfois, il convenait de s’en tenir à la vérité toute nue.
— Faites-moi sortir de ce putain d’îlot ! hurla-t-il.
Les hommes de bouele regardèrent un moment sans comprendre. Puis ils se regroupèrent pour se lancer dans une palabre à base de grognements, de cliquetis et de grondements inquiétants. Alors que Tim commençait à craindre que cette conférence n’en finisse jamais, plusieurs d’entre eux partirent à toutes jambes. Le plus grand se tourna vers lui et lui présenta ses deux mains. C’étaient bien des mains, même si elles comptaient un peu trop de doigts et que leurs paumes étaient recouvertes d’une mousse verte. La signification de ce geste était évidente : Patience .
Tim opina du chef, s’assit sur son îlot (comme Lady Muffin sur son gâteau, songea-t-il) et décida de finir sa miche de pain. Il guettait le retour des créatures nageant dans les flots et ne lâchait pas sa pétoire. Mouches et autres insectes l’avaient repéré et ne cessaient de se poser sur sa peau pour en savourer la sueur. Si ça continuait comme ça, il serait obligé de piquer une tête dans l’eau afin d’échapper à ces pestes trop rapides pour qu’il arrive à les écraser. Mais qui aurait su dire ce qui rôdait dans cette bouillasse et rampait sur son fond vaseux ?
Comme il avalait sa dernière bouchée de pain, un battement sourd résonna dans le marécage envahi par la brume matinale, semant la panique parmi les oiseaux. Certains de ceux qui prenaient leur envol alentour étaient d’une belle taille, pourvus d’un plumage rose vif et de longues pattes grêles sur lesquelles ils couraient pour prendre leur élan. Leurs ululements suraigus évoquaient des rires d’enfants frappés de démence.
Quelqu’un tape sur un tronc d’arbre creux, comme je voulais le faire il y a peu. Cette idée le fit sourire.
Le bruit se prolongea pendant cinq minutes puis cessa abruptement. Les goujats sur leur île se tournèrent dans la direction dont Tim était venu — un Tim bien plus jeune, un Tim rieur qui suivait sans souci une méchante fée du nom d’Armaneeta. Les hommes de boue se mirent une main en visière pour se protéger du soleil qui montait au-dessus des frondaisons et dissipait la brume à toute vitesse. La journée s’annonçait anormalement chaude.
Tim entendit un clapotis et, peu après, vit un étrange bateau mal fichu émerger d’un banc de brume. Fait de bric et de broc à partir de bois flotté, il avait un faible tirant d’eau et traînait derrière lui des paquets d’algues et de mousse. Il possédait un mât, mais pas de voile ; en son sommet, en guise de vigie, on trouvait une tête de sanglier entourée d’un halo de mouches bourdonnantes. Quatre habitants du marais y maniaient des rames taillées dans du bois de couleur orange que Tim ne put identifier. Un cinquième se tenait à la proue, coiffé d’un haut-de-forme en soie noire décoré d’un ruban rouge qui lui descendait sur l’épaule. Il scrutait les eaux devant lui, faisant signe de virer tantôt à gauche, tantôt à droite. Les rameurs suivaient ses indications avec une efficacité dénotant une longue habitude, faisant sinuer leur embarcation entre les îlots flottants qui avaient conduit Tim à sa présente situation.
Lorsque le bateau approcha des eaux noires d’où avait émergé le dragon, le timonier se pencha pour ramasser, non sans effort, un objet assez lourd. Il s’agissait de la carcasse sanguinolente d’un sanglier, sans doute celui-là même dont la tête décorait à présent le mât. Sans prendre garde au sang qui lui maculait la peau et les vêtements, il la serra contre lui tout en scrutant l’eau alentour. Puis il poussa un petit cri aigu, que suivit une série de clics. L’équipage leva les rames. Le bateau continuait de glisser vers l’îlot de Tim, mais le timonier n’y prenait garde ; il gardait les yeux rivés aux eaux noires.
Dans un silence bien plus choquant qu’un bruit d’éclaboussures, une gigantesque serre sortit des eaux, ses griffes à demi refermées. Sai Timonier déposa la carcasse sanglante au creux de cette main tendue, aussi délicatement qu’une mère déposant son bébé endormi dans un berceau. Les griffes se refermèrent autour de la viande, la pressant pour en faire couler quelques gouttes de sang qui plurent sur l’eau. Puis, aussi silencieusement qu’elle était apparue, la serre disparut en emportant l’offrande.
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