— D’accord, dit Tim.
Il ignorait ce que le Chef voulait lui faire comprendre — et pourquoi ils avaient tous une mine si sinistre —, mais il n’oublierait pas cet avertissement. Et si jamais il apercevait le danger contre lequel on venait de le prévenir, il ne manquerait pas de le reconnaître. Et il s’efforcerait de le comprendre.
— Sai , entendez-vous mes pensées ?
Le Chef acquiesça. Tous l’imitèrent.
— Alors vous savez que je ne suis pas un pistolero. Je voulais seulement me donner du courage.
Le Chef secoua la tête et sourit, comme si ce n’était pas grave. Il lui intima d’un geste de faire attention puis passa les bras autour de son torse criblé de pustules et se mit à frissonner. Tous les autres l’imitèrent — y compris Timonier et les rameurs. Quelques instants plus tard, le Chef se laissa choir sur le sol (qui ploya sous son poids). Les autres l’imitèrent à nouveau. Stupéfait, Tim fixa tous ces corps étendus. Puis le Chef se releva. Plongea son regard dans celui du petit garçon. Il voulait savoir s’il avait compris, et Tim n’avait que trop bien compris, hélas.
— Est-ce que vous voulez dire…
Il fut incapable de finir sa phrase, du moins à voix haute. C’était trop horrible.
(Est-ce que vous voulez dire que vous allez tous mourir ?)
Lentement, tout en le fixant d’un air grave — mais en lui souriant cependant —, le Chef acquiesça. Alors Tim prouva une bonne fois pour toutes qu’il n’avait rien d’un pistolero. Il se mit à pleurer.
Timonier propulsa le bateaud’un coup de perche. Les rameurs de bâbord le firent virer et, une fois gagnés les bas-fonds, ils se mirent tous à souquer. Assis à la poupe, Tim ouvrit le panier à provisions. Il mangea peu, car si son ventre était affamé, son esprit avait perdu beaucoup de son appétit. Lorsqu’il fit mine de passer le panier aux rameurs, ceux-ci déclinèrent en souriant. L’eau était lisse, le rythme des rames lénifiant, et il ne tarda pas à fermer les yeux. Il rêva que sa mère le réveillait sans ménagement, lui annonçant que le soleil venait de se lever et que s’il traînait au lit, il ne pourrait pas aider son pa à seller les mules.
Il est vivant, c’est vrai ? demanda-t-il, et cette question était si absurde que Nell éclata de rire.
Quelqu’un le réveillait,pas d’erreur, mais ce n’était pas sa mère. En ouvrant les yeux, il découvrit Timonier penché sur lui, dégageant une odeur si puissante, mi-sueur, mi-compost, qu’il ravala un haut-le cœur. Et le soleil était levé depuis longtemps. En fait, il avait traversé le ciel et son éclat rouge perçait derrière une rangée d’arbres contrefaits qui poussaient dans l’eau. S’il ignorait le nom qu’on leur donnait, il reconnut sans peine ceux qui se dressaient sur le talus surplombant le rivage que le bateau des marais venait d’aborder. C’étaient des arbres de fer et ils étaient gigantesques. Une profusion de fleurs orange et or poussaient à leur pied et Tim imagina sa mère ravie de leur beauté, avant de se rappeler qu’elle ne pouvait plus les voir désormais.
Ils avaient traversé le Fagonard. Devant eux s’ouvrait le cœur de la forêt.
Timonier l’aida à descendre de bateau, et deux des rameurs lui passèrent l’outre et le panier à provisions. Lorsqu’il eut sa gunna à ses pieds — sur un sol qui n’avait plus rien de mouvant —, Timonier lui fit signe d’ouvrir le sac de la Veuve. Une fois que Tim se fut exécuté, Timonier émit un bip qui fit glousser tout son équipage.
Tim attrapa la bourse de cuir qui contenait le disque de métal et voulut la rendre à l’homme-plante. Mais celui-ci fit non de la tête et le désigna du doigt. Ce geste était des plus clair. Tim tira sur la languette et attrapa l’appareil. Il était étonnamment lourd étant donné sa minceur, et fort doux au toucher.
Je ne dois surtout pas le perdre, se dit-il. Je reviendrai ici pour le leur rendre, comme je le ferais avec un plat ou un outil que j’aurais emprunté à un voisin. Et dans l’état où il était quand on me l’a prêté. Si je fais ça, je les retrouverai sains et saufs.
Ils l’observaient avec attention pour s’assurer qu’il se rappelait le maniement de l’appareil. Tim pressa le bouton qui faisait jaillir la tige puis celui qui déclenchait le bip et la lueur rouge. Cette fois-ci, personne ne riait ; cette fois-ci, c’était du sérieux, peut-être même une question de vie ou de mort. Tim tourna lentement sur lui-même et, lorsqu’il fit face à un sentier filant entre les arbres — un vestige de sentier, pour être précis —, la lueur rouge vira au vert et il entendit un second bip .
— Toujours au nord, dit-il. Il continue d’indiquer le chemin pendant la nuit, n’est-ce pas ? Et si les arbres empêchent de voir le Vieil Astre et la Vieille Mère ?
Timonier acquiesça, lui donna une tape sur l’épaule… et se pencha pour lui déposer un gentil baiser sur la joue. Puis il recula en hâte, étonné de sa propre témérité.
— Ce n’est rien, lui dit Tim. Tout va bien.
Timonier mit un genou à terre. Les autres, qui étaient descendus de bateau, l’imitèrent. Tous portèrent leur poing à leur front et s’écrièrent :
— Aïle !
Tim refoula ses larmes.
— Levez-vous, serfs… si c’est ce que vous pensez être. Levez-vous, avec mon amour et ma reconnaissance.
Ils obéirent et rembarquèrent en hâte.
Tim leva le disque métallique.
— Je vous le rapporterai ! Dans l’état où je l’ai pris ! Je vous le promets !
Lentement — mais sans cesser de sourire, ce qui était plus triste encore —, Timonier fit non de la tête. Après avoir gratifié le petit garçon d’un ultime regard plein d’affection, il donna un coup de perche pour s’éloigner de la terre ferme et regagner ce domaine instable qu’était le Fagonard. Tim regarda le bateau voguer doucement vers le sud. Lorsque les rameurs levèrent leurs rames pour le saluer, il leur répondit par un geste de la main. Il resta là jusqu’à ce que l’embarcation devienne à une forme spectrale embrasée par le couchant, pleurant à chaudes larmes et résistant (non sans peine) à l’envie d’implorer son retour.
Lorsque le bateau eut disparu, il cala sa gunna contre son flanc, se tourna vers la direction indiquée par le disque et s’enfonça dans la forêt.
La nuit tomba.Bientôt, le clair de lune se réduisit à une lueur fugace et trompeuse… puis s’effaça tout à fait. Le sentier était toujours là, Tim n’en doutait pas, mais il était facile de s’en écarter. Les deux premières fois où cela lui arriva, il réussit à éviter de se cogner à un arbre, mais la troisième, il y échoua. Alors qu’il méditait sur Maerlyn et sur le caractère improbable de son existence, il emboutit un arbre de fer de plein fouet. Il ne laissa pas choir le disque argenté, mais le panier à provisions répandit son contenu sur le sol.
Et voilà ! je vais être obligé de me mettre à quatre pattes pour tout ramasser, et je vais sans doute y passer la nuit, sans être sûr de rien oublier, et…
— Voulez-vous de la lumière, voyageur ? demanda une voix féminine.
Plus tard, Tim se persuaderait qu’il avait poussé un cri de surprise — nous avons tous tendance à déformer nos souvenirs dans un sens qui nous est favorable —, mais la vérité était tout autre : il poussa un cri de terreur, lâcha le disque, se releva d’un bond et faillit prendre ses jambes à son cou (et tant pis s’il fonçait dans un arbre), mais son instinct de survie reprit le dessus. S’il s’enfuyait, sans doute ne retrouverait-il jamais les provisions qu’il avait fait tomber. Pas plus que le disque, qu’il avait promis de rendre intact à ses légitimes propriétaires.
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