— Vous êtes merveilleux ! leur lança Tim.
Ils se tournèrent vers lui, arrachés à leur concentration. — Me’eilleux ! dit l’un d’eux…
Et ils s’en furent. Ce fut si rapide que Tim aurait pu croire qu’il avait imaginé la scène.
Ou presque.
Il décida de camper dans la clairière, espérant que les bafouilleux allaient revenir. Comme il sombrait doucement dans le sommeil, il se rappela une remarque de la Veuve Smack à propos de la chaleur exceptionnelle pour la saison. Peu importe, n’y pense plus… sauf si tu vois Sire Troken danser sous les étoiles ou bien pointer sa truffe vers le nord.
Il venait de voir six d’entre eux agir de la sorte.
Tim se redressa. Selon la Veuve, cela annonçait quelque chose… mais quoi donc ? Un coup de froid ? Non, ce n’était pas tout à fait ça…
— Un coup de givre ! dit-il à haute voix. C’est ça !
— Coup de givre, répéta Daria, le faisant sursauter. Tempête rapide et extrêmement violente. Elle se caractérise par une soudaine baisse de température, accompagnée de vents cinglants. Ce phénomène a causé des dégâts considérables, ainsi que des pertes en vies humaines, dans les parties civilisées du monde. Dans les zones primitives, des tribus entières ont été anéanties. Cette définition de coup de givre est un service fourni par North Central Positronics.
Tim se recoucha sur son matelas de flocons, les bras croisés derrière la tête, et contempla les étoiles dans le ciel au-dessus de la clairière. Un service fourni par North Central Positronics, hein ? Eh bien… peut-être. En fait, il avait l’impression que c’était Daria qui fournissait le service. C’était une machine fabuleuse (voire bien plus qu’une machine), mais il y avait des choses qu’elle n’avait pas le droit de lui dire. Sauf qu’il lui semblait qu’elle procédait par sous-entendus. Cherchait-elle à le conduire dans un piège, comme le Collecteur et cette traîtresse d’Armaneeta avant elle ? C’était une possibilité, il était bien obligé de l’admettre, mais il n’y croyait pas vraiment. Il supposait — sans doute parce qu’il n’était qu’un stupide gamin, prêt à croire n’importe quoi — qu’elle était restée longtemps sans personne à qui parler et qu’elle s’était prise d’affection pour lui. Une chose était sûre : si une tempête approchait, il avait intérêt à accomplir sa quête le plus vite possible pour se planquer ensuite. Mais où trouverait-il un refuge ?
Il repensa aux hommes-plantes du Fagonard. Ils n’avaient pas de refuge, eux… et ils le savaient, car n’avaient-ils pas mimé la danse des bafouilleux pour le prévenir ? Il s’était promis de reconnaître ce qu’ils cherchaient à lui faire comprendre à ce moment-là, et il avait tenu sa promesse. La tempête — le coup de givre — approchait. Ils le savaient, sans doute grâce aux bafouilleux, et ils ne pensaient pas y survivre.
Ces idées noires risquaient de le priver de sommeil, pensa-t-il, mais cinq minutes plus tard, il dormait à poings fermés.
Il rêva de trokens dansant sous la lune.
Il considéra bientôt Dariacomme une compagne de voyage, bien qu’elle soit peu loquace et qu’il ne comprenne que rarement son propos et ses motivations. À un moment donné, elle récita une série de chiffres. Puis elle lui annonça qu’elle ne serait bientôt plus « en ligne » et qu’elle souhaitait qu’il fasse halte pour lui permettre de « localiser un satellite ». Il s’exécuta et, durant la demi-heure suivante, le disque sembla totalement inerte — plus de lueur, plus de voix. Alors qu’il commençait à craindre qu’elle ait péri, la lueur verte réapparut, la tige se redéploya et Daria annonça :
— J’ai rétabli la liaison satellite.
— Je vous en souhaite bien du plaisir, répondit Tim.
Elle lui proposa à plusieurs reprises de calculer un détour. Tim refusa poliment. Puis, à la fin du deuxième jour après leur sortie du Fagonard, elle récita un petit poème :
Vois l’œil de l’Aigle qui étincelle
Sur ses ailes repose le ciel !
La terre et les eaux il voit également
Et même moi, malheureux enfant.
Dût-il finir centenaire (ce qui lui paraissait peu probable, eu égard à la folle entreprise dans laquelle il s’était lancé), Tim se dit qu’il n’oublierait jamais les choses qu’il vit lors de ces trois jours de marche avec Daria par une chaleur étouffante. Le sentier, jadis indistinct, devint une route bien tracée, bordée plusieurs roues durant par des murs de pierre qui s’effritaient. Pendant près d’une heure, le couloir de ciel au-dessus de cette voie s’emplit de milliers de grands oiseaux rouges qui semblaient migrer vers le sud. Mais sans doute n’iront-ils pas plus loin que la Forêt sans Fin, songea-t-il. Car jamais on n’en avait vu de pareils au-dessus de L’Arbre. À un moment donné, quatre cerfs bleus d’à peine deux pieds de haut traversèrent le sentier, nains mutés indifférents au garçon qui les fixait d’un œil éberlué. Puis il déboucha sur un champ envahi de champignons jaunes hauts de quatre pieds, avec un chapeau de la taille d’une ombrelle funéraire.
— Est-ce qu’on peut les manger, Daria ? demanda-t-il, car son panier à provisions était presque vide. Le sais-tu ?
— Non, voyageur, répondit-elle. C’est du poison. Il suffit de les effleurer pour périr dans d’atroces convulsions. Je vous conseille une prudence extrême.
Voilà un conseil que Tim prit très au sérieux, allant jusqu’à retenir son souffle tant qu’il demeurait proche de ces cryptogames de mort aux couleurs si vives.
Vers la fin du troisième jour, il se retrouva au bord d’un étroit précipice d’une hauteur de plus de mille pieds. Il n’en distinguait pas le fond, car entre les falaises dérivaient des myriades de fleurs blanches. Il crut en les voyant qu’un nuage était descendu dans cet abîme. Le parfum qui monta à ses narines était d’une exquise douceur. Un pont taillé dans la roche était jeté sur le gouffre, débouchant sous une cascade que le couchant ornait de reflets rouge sang.
— Je dois traverser ça ? demanda Tim d’une petite voix.
Le pont semblait à peine plus large qu’une poutre… et guère plus épais en son milieu.
Aucune réponse, mais Daria continua d’émettre sa lueur verte, ce qui en disait long.
— Demain matin, peut-être, conclut-il.
Il ne fermerait pas l’œil de la nuit, il le savait, mais il préférait ne pas se lancer dans une telle aventure au crépuscule. La seule idée de franchir cet abîme dans la pénombre le terrifiait.
— Je vous conseille de traverser tout de suite, dit Daria, et de continuer sans tarder vers le Dogan de la Forêt de Kinnock Nord. Tout détour est désormais impossible.
Il suffisait de regarder ce gouffre et ce misérable pont pour avoir une conscience aiguë de ce dernier point. Mais quand même…
— Pourquoi ça ne peut pas attendre demain ? Il y aurait moins de risques.
— Directive numéro Dix-neuf. (Il entendit un déclic nettement plus prononcé que les précédents, puis Daria ajouta :) Je vous conseille de faire vite, Tim.
Il lui avait demandé à plusieurs reprises de l’appeler par son nom plutôt que de lui donner du voyageur . C’était la première fois qu’elle le faisait et cela acheva de le convaincre. Il abandonna — non sans regret — le panier offert par la tribu du Fagonard, de peur de perdre l’équilibre. Il glissa les deux dernières popkins sous sa chemise, cala l’outre dans son dos puis vérifia que le pistolet à quatre coups et la hache de son père étaient bien en place. Il s’avança vers le pont de pierre, contempla les bancs de fleurs blanches et vit que les premières ombres du soir s’y creusaient. Il s’imagina faire un irréparable faux pas ; se vit battre des bras en vain pour recouvrer l’équilibre ; sentit ses pieds glisser sur la roche pour s’agiter dans le vide ; entendit un cri horrifié sortir de ses lèvres. Quelques instants pour regretter la vie qu’il aurait pu vivre, et ensuite…
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