— Qu’est-ce que c’est ?
— Des arbres de l’autre côté du Grand Canyon, expliqua Daria. Ils implosent sous l’effet du brusque changement de température. Mettez-vous à l’abri, Tim.
Le coup de givre — évidemment.
— Quand arrivera-t-il ici ?
— Dans moins d’une heure. (Nouveau déclic.) Je devrai peut-être me désactiver.
— Non !
— J’ai violé la Directive numéro Dix-neuf. Tout ce que je peux dire pour ma défense, c’est que ça faisait longtemps que je n’avais eu personne à qui parler.
Clic ! Puis — nettement plus inquiétant : Clonk !
— Et le tygre ? Est-ce que c’est le Gardien du Rayon ? (Tim fut horrifié alors même qu’il formulait cette idée.) Si c’est le Gardien du Rayon, je ne peux pas le laisser mourir !
— Le Gardien du Rayon en ce point, c’est Aslan, répondit Daria. Aslan est un lion et, s’il est encore en vie, il se trouve très loin d’ici. Ce tygre est… Directive numéro Dix-neuf !
Nouveau clonk , plus brutal : Tim comprit qu’elle venait d’outrepasser une nouvelle fois cette fameuse directive — à quel prix ?
— Ce tygre est le phénomène magique dont je parlais. Ne lui prêtez pas attention. Mettez-vous à l’abri ! Bonne chance, Tim. Vous êtes devenu mon am…
Cette fois-ci, il n’y eut ni clic ni clonk , mais un horrible crunch . Un panache de fumée monta du disque et la lueur verte s’éteignit.
— Daria !
Rien.
— Daria, revenez !
Mais Daria n’était plus là.
La canonnade des arbres mourants demeurait lointaine, bien au-delà de la fosse ennuagée qui divisait le monde, mais il ne faisait nul doute qu’elle se rapprochait. Le vent se faisait sans cesse plus fort et plus froid. Dans les hauteurs, un ultime banc de nuées filait vers l’horizon. Il laissait la place à une horrible clarté violette où les premières étoiles scintillaient déjà. Le murmure du vent dans les plus hautes branches montait en un chœur de soupirs désolés. On eût dit que les arbres de fer avaient conscience de leur fin prochaine. Un bûcheron cyclopéen marchait sur eux, agitant sa hache de vent.
Tim jeta un nouveau coup d’œil au tygre (qui s’était remis à arpenter sa cage d’un pas lent et majestueux, comme si le petit garçon n’avait été à ses yeux qu’une brève distraction) puis fonça vers le Dogan. À hauteur de sa tête, de petites fenêtres rondes — aux vitres fort épaisses, lui sembla-t-il — s’ouvraient sur son pourtour. La porte elle aussi était métallique. Il n’y vit ni loquet ni verrou, rien qu’une fente évoquant une bouche pincée. Au-dessus était écrit sur une plaque rouillée :
NORTH CENTRAL POSITRONICS, LTD
Forêt de Kinnock Nord
Quadrant du Coude
AVANT-POSTE 9
Sécurité Minimale
UTILISEZ VOTRE CARTE-CLÉ
Il eut du mal à déchiffrer ces mots, car ils étaient rédigés dans un mélange de Haut Parler et de Bas Langage. Mais le gribouillis qui les suivait était facile à comprendre : Tous ici sont morts.
Au pied de la porte se trouvait une boîte qui ressemblait à celle qui servait de fourre-tout à sa mère, sauf qu’elle était en métal et non en bois. Il tenta de l’ouvrir, sans succès. Sur son couvercle étaient gravés des caractères qui lui étaient inconnus. Il s’y trouvait un trou de serrure d’une forme étrange — il pensa à la lettre
[1] La lettre S dans le Bas Langage.
—, mais pas de clé. Il tenta de soulever la boîte, toujours sans succès. On eût dit qu’elle était ancrée au sol, ou bien fixée à un socle enfoui.
Un rouilleau mort vint s’écraser sur son visage. D’autres cadavres volaient autour de lui en tourbillons de plus en plus rapides. Certains tombaient à ses pieds après avoir rebondi sur le Dogan.
Tim relut les derniers motsfigurant sur la plaque : UTILISEZ VOTRE CARTE-CLÉ. S’il avait des doutes sur la signification de ce terme, il lui suffisait de regarder la fente ouverte juste en dessous. Et il croyait savoir à quoi ressemblait une « carte-clé », car il venait juste d’en voir une, ainsi qu’une clé plus classique qui s’insérait sans doute dans le trou en forme de
de la boîte métallique. Deux clés — très certainement salutaires —, accrochées au cou d’un tygre sans doute capable de l’engloutir en trois bouchées. Voire deux, vu que sa cage ne contenait aucune trace de nourriture.
Ça ressemblait de plus en plus à une sale blague, une blague qui n’aurait pu amuser qu’un esprit cruel. Le genre qui mourrait de rire en envoyant une fée égarer un petit garçon dans un périlleux marécage.
Que faire ? Et pouvait-il seulement faire quelque chose ? Tim aurait bien aimé s’en remettre à Daria, mais son amie du disque — une bonne fée pour compenser celle que lui avait envoyée le Collecteur — était morte, victime de la Directive numéro Dix-neuf.
Il s’approcha lentement de la cage, progressant désormais contre le vent. En le voyant, le tygre cessa de tourner autour du trou pour se poster près de la porte. Il baissa sa tête imposante et le fixa de ses yeux mouillés. Le vent faisait frémir sa fourrure, et ses rayures semblaient ondoyer comme du sable jaune et noir.
Le vent aurait dû emporter le seau de fer-blanc, mais il ne bougeait pas. À l’instar de la boîte, il semblait ancré au sol.
C’est pour moi qu’il a laissé ce seau, pour que je me fasse avoir par ses mensonges.
Tout ceci n’était qu’une sale blague, dont la chute se trouvait dans ce seau — le genre de saillie qui déclenchait des rires gras : Faut pas confondre la fourche et la pelle ! Imbécile — change de trou ! Mais puisque sa fin était proche, pourquoi ne pas rigoler un peu ?
Tim attrapa le seau et le souleva. S’il avait cru découvrir la baguette magique du Collecteur, il fut plutôt déçu. La blague était encore plus tordue. Il avait devant lui une nouvelle clé, splendide et ouvragée. À l’instar de la bassine du Collecteur et du collier du tygre, elle était en argent. Un morceau de papier y était attaché par un bout de ficelle.
De l’autre côté du canyon, les arbres explosaient dans des craquements. Et voilà que des vagues de poussière déferlaient sur lui, s’effilochant en rubans évanescents.
Le mot du Collecteur était des plus bref :
Salut, ô Courageux Enfant plein de ressource ! Bienvenue dans la Forêt de Kinnock Nord, qui fut jadis la Porte du Monde de l’Extérieur. Je t’ai laissé ici un Tygre contrariant. Il est AFFAMÉ ! Mais, comme tu l’as peut-être déjà deviné, la Clé de ton REFUGE est pendue à son Cou. Et, comme tu l’as peut-être également deviné, la Clé que voici ouvre sa Cage. Sers-t’en si tu l’oses ! Avec tous mes compliments à ta Mère (dont le Nouveau Mari ne tardera pas à REVENIR), je reste ton Fidèle Serviteur,
RF/ML
Il était difficile de surprendre l’homme — si c’en était bien un — qui avait rédigé ce message, mais peut-être aurait-il été surpris par le sourire du petit garçon lorsqu’il se redressa, la clé à la main, et shoota dans le seau en fer-blanc. Le vent, qui tournait carrément à la tempête, l’emporta au loin. Il avait accompli son office et ne recelait plus aucune trace de magie.
Tim fixa le tygre. Le tygre fixa Tim. Il ne prêtait aucune attention à la tempête qui se levait. Sa queue fendait doucement l’air.
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