— Daria, dit-il d’une voix éraillée. Je suis vraiment obligé ?
Elle ne daigna pas répondre, mais son silence était éloquent. Tim s’avança.
Le bruit de ses bottessur la roche était assourdissant. Il ne voulait pas baisser les yeux, mais il n’avait pas le choix ; s’il ne regardait pas où il allait, il était fichu. Au début, le pont était aussi large qu’un sentier de village, mais lorsqu’il arriva en son milieu — ainsi qu’il l’avait craint, même s’il espérait que ses yeux lui jouaient des tours —, il était presque aussi étroit que ses semelles. Tim voulut tendre les bras pour assurer son équilibre, mais le vent soufflant des profondeurs fit gonfler sa chemise et il craignit de s’envoler comme un cerf-volant. Il garda donc les bras le long du corps et avança un pied après l’autre, tout doucement. Plus de doute à présent, son cœur émettait ses derniers battements, son esprit formulait ses ultimes pensées éparses.
Mama ne saura jamais ce qui m’est arrivé.
Tim avait conscience de la fragilité du pont et sentait le vent gémir en caressant sa surface érodée. Chaque fois qu’il faisait un pas, il était obligé de porter un pied au-dessus du vide.
Continue d’avancer, s’ordonna-t-il, car il savait qu’il risquait de se figer sur place si jamais il hésitait. Puis il perçut un mouvement du coin de l’œil et, malgré lui, il hésita.
De longs tentacules rugueux émergeaient des fleurs. Gris ardoise sur leur partie supérieure, ils étaient en dessous d’un rose rappelant la couleur de la peau brûlée. Ils montaient vers lui en ondoyant : d’abord deux, puis quatre, puis huit, puis tout un bouquet.
— Je vous conseille de faire vite, Tim, déclara Daria.
Il s’ordonna de se remettre en marche. Lentement tout d’abord, puis de plus en plus vite à mesure que les tentacules se rapprochaient. Une bête avec mille pieds d’allonge, ça n’existait pas, si monstrueux soit son corps tapi sous les fleurs, mais lorsque Tim vit les tentacules s’étirer pour monter encore plus haut, il pressa l’allure. Et quand le plus mince et le plus long toucha le pont et commença à ramper vers lui, il se mit carrément à courir.
La cascade — qui avait viré au rose orangé — tonnait devant lui. Des embruns aspergèrent son visage brûlant. Tim sentit quelque chose effleurer sa botte, cherchant à l’agripper, et se jeta sous la chute d’eau en poussant un cri inarticulé. Un instant de froid glacial — comme un drap lui enveloppant le corps — puis il se retrouva de l’autre côté de la cascade, de retour sur la terre ferme.
L’un des tentacules le suivit. Il se dressa comme un serpent, tout dégoulinant… puis se retira.
— Daria ! Est-ce que ça va ?
— Je suis étanche, répondit Daria d’un ton qui lui parut un rien suffisant.
Tim s’ébroua et parcourut les lieux du regard. Il se trouvait dans une petite caverne. Sur l’une des parois figurait une étrange sentence, rédigée avec une peinture rouge qui était devenue rose pâle au fil des ans (voire des siècles) :
JEAN 3,16
REDOUTE LENFER ESPERE LE PARADIS
HOMME JESUS
Devant lui s’amorçait un petit escalier de pierre inondé de la lueur mourante du couchant. D’un côté s’amoncelaient des boîtes métalliques et des pièces détachées — ressorts, bouts de fil, éclats de verre et rectangles verts parcourus d’arabesques de métal. De l’autre se trouvait un squelette ricanant au thorax dissimulé sous une vieille gourde. Salut, Tim ! semblait-il lui dire. Bienvenue de l’autre côté du monde ! Tu veux une gorgée de poussière ? J’en ai à foison !
Tim monta les marches quatre à quatre, évitant d’approcher cette relique de trop près. Il savait bien qu’elle n’allait pas s’animer pour le saisir au passage, comme les tentacules avaient tenté de le faire ; quand on est mort, on le reste. Mais deux précautions valent mieux qu’une.
En sortant, il vit que le sentier se poursuivait dans la forêt, mais qu’il n’y resterait pas longtemps. Non loin de là, dans les hauteurs, les grands arbres vénérables s’écartaient pour encadrer une clairière beaucoup plus vaste que celle où les bafouilleux avaient dansé. Une gigantesque tour tendait ses poutrelles métalliques vers le ciel. En son sommet clignotait une lumière rouge.
— Vous êtes presque arrivé à destination, dit Daria. Le Dogan de la Forêt de Kinnock Nord se trouve à trois roues d’ici. (Nouveau déclic, plus net que le précédent.) Vous devez faire vite, Tim.
Alors qu’il contemplait la tour et sa lumière clignotante, la brise qui l’avait tellement terrifié sur le pont se leva de nouveau, bien plus fraîche cette fois. Il parcourut le ciel du regard et vit que les nuages filaient désormais à toute vitesse vers le sud.
— C’est le coup de givre, n’est-ce pas, Daria ? Le coup de givre arrive. Daria ne répondit point, mais ce n’était pas nécessaire.
Tim se mit à courir.
Lorsqu’il arriva dans la clairièredu Dogan, il était tout essoufflé et à peine capable de trotter. Le vent gagnait en force, l’empêchait d’avancer, et les hautes branches des arbres de fer commençaient à chuchoter. L’air était encore relativement doux, mais ça ne durerait sûrement pas longtemps. Tim devait se mettre à l’abri, et il espérait pouvoir le faire dans le Dogan.
Mais comme il entrait dans la clairière, ce fut à peine s’il accorda un regard au bâtiment circulaire et surmonté d’un toit métallique qui se trouvait au pied de la tour squelettique. Il avait aperçu autre chose, qui monopolisait toute son attention et lui coupait le souffle.
Est-ce que je vois ce que je vois ? Est-ce que je le vois vraiment ?
— Dieux, murmura-t-il.
Le sentier devant lui était pavé d’une substance sombre et lisse, si brillante qu’elle reflétait les arbres dansant sous la brise et les nuages orangés courant dans le ciel. Il débouchait sur un précipice rocheux. On aurait dit qu’ici finissait le monde, pour recommencer à une centaine de roues plus loin. Ici s’ouvrait un abîme au sein duquel les feuilles mortes tournaient et virevoltaient. Il vit aussi des rouilleaux pris dans ce tourbillon. Ils se démenaient dans les courants sans pouvoir s’en échapper. Certains d’entre eux étaient morts, les ailes arrachées.
Mais Tim ne prêta attention ni au gouffre, ni aux oiseaux mourants, ni au vent qui lui ébouriffait les cheveux et plaquait ses habits contre son corps. À gauche de la route métallique, à trois yards environ du point où le monde sombrait dans le néant, se tenait une cage ronde aux barreaux métalliques. Et devant elle, posé à l’envers, un seau en fer-blanc tout cabossé qui lui était familier.
Dans la cage, un énorme tygre tournait lentement autour d’un trou creusé au centre.
Il vit le petit garçon tout éberlué et s’approcha des barreaux. Ses yeux étaient gros comme des balles de Points, mais d’un vert étincelant plutôt que bleus. Sur son flanc, les raies orange foncé alternaient avec les raies couleur de minuit. Il avait les oreilles dressées. Son museau se rétracta, révélant de longs crocs blancs. Il gronda. C’était un son grave, évoquant une robe de soie se déchirant aux coutures. Peut-être lui souhaitait-il la bienvenue… mais Tim en doutait.
Un collier d’argent était passé à son cou. Deux objets y étaient accrochés. Le premier ressemblait à une carte à jouer. Le second était une clé étrangement difforme.
Tim n’aurait su direcombien de temps il resta fasciné par ces fabuleux yeux d’émeraude, ni combien temps il aurait pu s’y abîmer encore, mais une succession de bruits sourds dans le lointain le ramena à la réalité. Cela ressemblait à un échange de tirs d’artillerie.
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