Dans la grange, il demanda à Bitsy si elle avait envie de faire une nouvelle promenade nocturne.
En plus d’être épuiséepar les heures d’effort qu’elle avait consacrées à Nell Ross, la Veuve Smack était vieille, malade et plus troublée par le temps hors de saison qu’elle n’osait consciemment se l’avouer. Si bien que lorsque Tim frappa timidement à sa porte (à la nuit tombée, ce qui lui demanda bien du courage), elle se réveilla sur-le-champ.
Quand elle alluma sa lampe et découvrit le petit garçon qui osait la déranger, elle sentit son cœur se serrer. Si la maladie dégénérative qui l’affligeait ne l’avait pas empêchée de pleurer, elle aurait versé quantité de larmes à la vision de ce visage empreint d’une résolution aussi absolue que stupide.
— Tu es décidé à retourner dans la forêt, déclara-t-elle.
— Si fait, répondit Tim à voix basse.
— En dépit de mes mises en garde.
— Si fait.
— Il t’a fasciné. Qu’est-ce qui l’a motivé ? L’appât du gain ? Non, pas lui. Il a capté un éclat dans les ténèbres de ce coin perdu et oublié de tous, voilà tout, et il n’aura de cesse qu’il ne l’éteigne.
— Sai Smack, il m’a montré…
— Quelque chose en rapport avec ta mère, je l’intuite. Il est passé maître dans l’art de manipuler les gens ; nul n’est plus doué que lui. Il possède des clés magiques pour ouvrir leur cœur. Je ne puis t’arrêter avec des mots, je le sais, car il me suffit d’un œil pour déchiffrer ton visage. Et je ne puis t’arrêter par la force, je le sais, et tu le sais aussi. Sinon, pourquoi serais-tu venu à moi pour implorer mon aide ?
À ces mots, Tim baissa les yeux en signe de gêne, mais sa résolution demeura intacte et elle comprit qu’elle l’avait perdu. Sans doute se savait-il perdu, lui aussi, ce qui était encore plus grave.
— Que veux-tu exactement ? lui demanda-t-elle.
— Que vous donniez le mot à ma mère, je vous prie. Dites-lui que je suis parti dans la forêt et que j’en reviendrai avec un remède pour lui rendre la vue.
Sai Smack demeura muette durant plusieurs secondes, se contentant de le fixer à travers son voile. Grâce à la lueur de sa lampe, Tim pouvait détailler plus qu’il ne l’aurait souhaité les décombres de son visage. Finalement, elle dit :
— Attends ici. Ne t’enfuis pas sans me prévenir, de crainte que je te considère comme un froussard. Et fais preuve de patience, car tu sais que je suis lente.
Quoique pressé de se mettre en route, il lui obéit. Les secondes lui semblaient des minutes, les minutes des heures, mais enfin elle revint vers lui.
— Maintenant, je suis sûre que tu es décidé à partir, lui dit-elle — le blessant bien plus qu’elle ne l’aurait fait en lui fouettant la face avec une cravache.
Elle lui tendit sa lampe.
— Pour éclairer ta route, car tu n’y as pas pensé.
— Merci- sai .
Elle lui tendit un sac de coton.
— Une miche de pain. Ce n’est pas grand-chose, et elle est un peu rassise, mais je ne peux mieux faire.
Comme il avait la gorge trop serrée pour la remercier, Tim se la tapota à trois reprises, puis il tendit la main. Mais elle garda son sac par-devers elle un instant.
— Il y a autre chose là-dedans, Tim. Cela appartenait à mon frère, qui a péri dans la Forêt sans Fin il y a près de vingt ans. Il l’avait acheté à un colporteur, et quand je l’ai traité d’idiot et l’ai accusé de s’être fait rouler, il m’a amenée dans un pré pour me montrer comment ça marchait. Par les dieux, le boucan que ça faisait ! J’en ai eu les tympans tout sonnés !
Et elle sortit du sac un pistolet.
Tim ouvrit de grands yeux étonnés. Il avait vu des images de cette arme dans les livres de la Veuve, et le Vieux Destry avait accroché dans son parloir une gravure représentant ce qu’il appelait une carabine, mais jamais il n’aurait cru en voir un en vrai. L’arme mesurait un pied de long, sa crosse était en bois, ses canons et sa détente en métal. Au nombre de quatre, ces canons étaient maintenus ensemble par des bandes de cuivre. Leurs gueules étaient carrées.
— Il a tiré deux coups avant de me le montrer, et plus jamais il ne s’en est servi, car il est mort peu après. J’ignore si cette pétoire est en état de marche, mais je l’ai tenue au sec, et graissée et nettoyée une fois l’an — le jour de son anniversaire. Elle est chargée et le sac contient cinq autres projectiles. On appelle cela des balles.
— Des palles ? demanda Tim en plissant le front.
— Non, des balles . Tiens, regarde.
Elle lui passa le sac pour avoir les mains libres puis se tourna de côté.
— On ne doit jamais pointer une arme sur quelqu’un, sauf si on a l’intention de le blesser ou de le tuer, m’a dit Joshua. Car une arme à feu a un cœur impatient, ajoutait-il. Impatient ou bien maléfique ? Après toutes ces années, je ne m’en souviens guère. Il y a un petit levier sur le côté, par-là, je crois bien…
On entendit un déclic, et l’arme sembla se briser en deux entre la crosse et les canons. La Veuve montra à Tim quatre carrés de cuivre dans les chambres. Lorsqu’elle en extirpa un de son logement, il vit qu’il s’agissait de la base d’un projectile — d’une balle .
— Cette douille reste en place après le coup de feu, expliqua-t-elle. Il faut la sortir avant de charger une autre balle. Tu vois ? — Si fait.
Comme il avait envie de manipuler ces balles ! Comme il avait envie de prendre en main le pistolet, de presser la détente et d’entendre la détonation !
La Veuve releva les canons (on entendit de nouveau un déclic) puis lui montra la crosse. Il découvrit quatre petits leviers qu’on devait actionner avec le pouce.
— Ce sont les percuteurs. Chacun d’eux agit sur un canon… si tant est que cette saleté fonctionne encore. Tu vois ?
— Si fait.
— C’est un quatre-coups. D’après Joshua, on ne risque rien tant que les percuteurs ne sont pas enclenchés.
Elle vacilla sur ses jambes, comme prise de vertige.
— Qu’est-ce qui me prend de donner une arme à un enfant ? Un enfant qui va s’enfoncer dans la Forêt sans Fin en pleine nuit, et ce pour y retrouver un démon ! Mais je n’ai pas le choix, hein ? (Puis, comme si elle parlait toute seule :) Il ne s’attendra pas à ce qu’un enfant soit armé, hein ? Peut-être qu’il y a encore un peu de Blanc en ce monde, peut-être qu’une de ces vieilles balles trouera son cœur noir. Range ça, veux-tu ?
Elle lui tendit l’arme, la crosse en avant. Il faillit la lâcher en la prenant. Qu’une si petite chose soit aussi lourde, cela ne laissa pas de l’étonner. Et, à l’instar de la baguette du Collecteur lorsqu’il l’avait passée au-dessus du seau, elle semblait vibrer .
— Les autres balles sont enveloppées dans du coton. Cela t’en fait neuf en tout. Puissent-elles frapper juste, et puissé-je ne pas être maudite une fois dans la clairière pour te les avoir données.
— Merci… merci sai !
Ce fut tout ce qu’il put lui dire. Il remit l’arme dans le sac. Elle se prit la tête entre les mains et partit d’un rire amer.
— Tu es un idiot et je suis une idiote. Au lieu de te donner la pétoire de mon frère, j’aurais dû attraper mon balai pour te bastonner. (Nouveau rire amer.) Mais je ne suis qu’une vieille femme et n’en ai plus la force.
— Vous préviendrez ma mama demain matin ? Car je vais aller jusqu’au bout de la Piste du Bois de Fer.
— Si fait, je n’y manquerai pas, quitte à lui briser le cœur. (Elle se pencha vers lui, faisant frémir l’ourlet de son voile.) Y as-tu bien réfléchi ? Oui, je le vois sur ton visage. Pourquoi fais-tu cela, sachant l’épreuve que tu vas infliger à son âme ?
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