— Si fait.
— Rien que pour ça, je suis prêt à le tuer, dit Cosington, mais nous le ramènerons vivant si c’est possible. Ernie, avant de se mettre à la recherche de ce salopard, toi et moi, on ferait mieux d’aller là-bas pour rapporter le… la dépouille. Gâche, tu peux passer le mot alentour ?
— Oui. On va se rassembler à l’épicerie. Faites attention au cas où il rôderait dans la forêt, mais je suis sûr qu’on le trouvera au village, complètement cuit. (Il ajouta, comme s’il s’adressait à lui-même :) Je n’ai jamais avalé cette histoire de dragon.
— Commencez par regarder derrière le saloon, dit Ernie le Lambin. Plus d’une fois il s’est retrouvé à cuver là.
— C’est ce qu’on va faire, dit Anderson en levant les yeux vers le ciel. Il fait un drôle de temps, je trouve. Bien trop chaud pour la Terre Vide. J’espère qu’on n’aura pas de tempête, ou pire, de coup de givre. Ce serait le bouquet. Personne ne pourrait payer le Collecteur l’année prochaine. Quoique, si le garçon dit vrai, il nous aura permis d’éliminer une brebis galeuse, et c’est là un signalé service.
Sauf qu’il n’a pas rendu service à ma mama, se dit Tim. S’il ne m’avait pas donné cette clé, et si je ne m’en étais pas servi, elle ne serait pas aveugle.
— Rentre à la maison maintenant, lui dit Marchly, gentiment, mais sur un ton qui n’admettait aucune discussion. Arrête-toi chez moi en chemin, veux-tu, et dis à ma femme qu’on a besoin d’elle et de ses amies chez toi. La Veuve Smack mérite un peu de repos, car elle n’est ni jeune ni en bonne santé. Et puis… (Soupir.) Dis-lui aussi qu’on aura besoin d’elles à la chapelle de Stokes plus tard dans la journée.
Tim montait Misty,qui avait tendance à vouloir goûter à chaque arbuste. Lorsqu’il rentra enfin chez lui, deux chariots et une calèche l’y avaient précédé, chacun transportant deux femmes impatientes d’aider sa mère dans son épreuve.
À peine avait-il attaché Misty près de Bitsy qu’Ada Cosington sortit sur le perron pour lui demander de reconduire la Veuve Smack chez elle.
— Tu peux prendre ma calèche. Fais attention aux nids-de-poule, car elle ne tient plus debout.
— Elle fait une crise de tremblote, sai ?
— Non, la malheureuse est trop épuisée pour trembler, je crois bien. Elle était là quand on avait besoin d’elle et peut-être a-t-elle sauvé la vie de ta mama. Ne l’oublie jamais.
— Est-ce que ma mère a retrouvé la vue ? Même un tout petit peu ? Tim devina la réponse à la tête que faisait sai Cosington.
— Pas encore, mon garçon. Tu ferais mieux de prier.
Tim eut envie de lui citer un des dictons préférés de son père : Prie pour avoir de la pluie, mais creuse pour avoir un puits. Il préféra n’en rien faire.
Il mit du tempsà ramener la Veuve chez elle, retardé par son petit âne qu’il avait attaché à l’arrière de la calèche d’Ada Cosington. Il régnait toujours une chaleur hors saison et plus un souffle de vent ne venait de la Forêt sans Fin. La Veuve tenta de lui remonter le moral, mais elle retomba bien vite dans le silence ; Tim la soupçonnait de n’être pas dupe de son propre optimisme. Arrivé à mi-parcours, il entendit un gargouillis sur sa droite. Il sursauta puis se détendit. La Veuve s’était assoupie, le menton sur son torse menu. L’ourlet de son voile reposait sur son giron.
Lorsqu’ils firent halte devant sa maison, sise à l’extérieur du village, il lui proposa de l’y accompagner.
— Non, aide-moi à monter les marches et ça ira. Un bon bol de thé au miel, et ensuite au lit, je suis épuisée. Retourne auprès de ta mère, Tim. Je sais que la moitié des commères du village seront à son chevet, mais c’est de toi qu’elle a besoin.
Pour la première fois en cinq ans depuis qu’il suivait ses cours, elle le serra dans ses bras. Une étreinte brève et vigoureuse. Il sentit son corps vibrer sous la robe. Elle avait encore la force de trembler, après tout. Et elle n’était pas épuisée au point de refuser de réconforter un petit garçon — fatigué, furieux et profondément désemparé — qui en avait bien besoin.
— Va la voir. Et ne t’approche pas de cet homme noir, si jamais tu le revois. Du chapeau aux bottes, il est tissé de mensonges, et sa bonne parole n’apporte que des larmes.
Sur le chemin du retour,dans la grand-rue, il croisa Willem-les-Blés et son frère Hunter, dit la Tache (à cause de ses taches de rousseur), qui rejoignaient la posse sur la Route de L’Arbre.
— Ils vont fouiller toutes les concessions et tous les chicots de la forêt, dit Hunter-la-Tache, tout excité. On le retrouvera.
Ainsi, Kells avait disparu du village, semblait-il. Tim sentait qu’on ne le retrouverait pas dans la forêt. Cette impression n’était en rien fondée, mais il n’en démordait pas. En outre, il en était persuadé, le Collecteur n’en avait pas fini avec lui. L’homme à la cape noire s’était déjà bien amusé… mais il avait d’autres tours dans son sac.
Sa mère dormait,mais elle se réveilla lorsque Ada Cosington le fit entrer. Les autres visiteuses avaient pris place au salon, mais elles n’étaient pas restées oisives durant son absence. Le garde-manger s’était rempli comme par miracle — toutes les étagères ployaient sous les sacs et les bocaux — et, bien que Nell n’ait rien d’une mauvaise ménagère, jamais Tim n’avait vu sa maison aussi propre. Jusqu’aux poutres qu’on avait nettoyées de leur suie.
Toutes les traces de Bern Kells étaient oblitérées. On avait remisé l’horrible malle sous le perron de l’arrière-cour, où elle tenait compagnie aux araignées, aux mulots et aux crapauds.
— Tim ? (Elle poussa un soupir de soulagement lorsqu’il nicha ses mains dans les siennes.) Ça va ?
— Si fait, mama, ça va bien.
Il mentait et tous deux le savaient.
— Nous savions qu’il était mort, n’est-ce pas ? Mais ça ne nous console pas. C’est comme si on venait de le tuer une nouvelle fois.
Des larmes coulèrent de ses yeux aveugles. Tim lui aussi se mit à pleurer, mais il réussit à le faire en silence. Si elle l’entendait, ça lui ferait de la peine.
— Ils vont l’emmener dans la petite chapelle que Stokes a aménagée derrière sa forge, reprit-elle. La plupart de ces dames si aimables iront là-bas pour faire le nécessaire, mais je voudrais que tu y ailles aussi, Timmy. Veux-tu lui témoigner tout ton amour et tout le mien ? Car je ne le puis. L’homme que j’ai eu la bêtise d’épouser m’a tellement estropiée que je peux à peine marcher… sans compter que je n’y vois plus rien, évidemment. Quelle ka-mai j’ai été, et quel prix nous avons payé !
— Chut. Je t’aime, mama. Oui, je vais y aller.
Comme il disposait d’un peu de temps,il se retira dans la grange (il y avait trop de femmes dans le cottage à son goût, beaucoup trop de femmes), s’enveloppa dans une couverture pour mule et se coucha dans le foin. Il s’endormit presque aussitôt. Vers trois heures de l’après-midi, Peter le Costaud vint le réveiller, le chapeau bas et le visage figé dans un air triste et solennel.
Tim s’assit en se frottant les yeux.
— Vous avez trouvé Kells ?
— Non, mon gars, mais on a trouvé ton père et on l’a ramené en ville. Ta mère dit que c’est toi qui lui rendras hommage pour vous deux. Elle dit vrai ?
— Si fait.
Tim se leva et épousseta sa chemise et sa culotte. Il avait honte qu’on l’ait surpris en train de dormir, mais il ne s’était guère reposé durant la nuit, où les cauchemars l’avaient tourmenté.
Читать дальше