Sur l’autre berge du ruisseau, Tim aperçut une grenouille sautillant sur un bouleau abattu. Il pointa sur elle le bout en ivoire et prononça le seul mot magique qu’il connaissait : abba-ka-dabba. Il s’attendait à la voir tomber raide morte ou se transformer en… eh bien, en quelque chose. Rien de tel ne se produisit. D’un bond, la grenouille sauta dans les hautes herbes et disparut à la vue. On avait laissé cette baguette ici à son intention, il en était sûr. Le Collecteur savait qu’il passerait par là. Et à quel moment.
Tim reprit la direction du sud et vit un éclair rouge. Cela venait d’un point situé entre leur cottage et la grange. L’espace d’un instant, il fixa sans rien dire ce reflet écarlate. Puis il se mit à courir. Le Collecteur lui avait laissé la clé ; le Collecteur lui avait laissé sa baguette ; et à côté de la source où ils prenaient leur eau, il avait laissé sa bassine en argent.
Celle qui lui servait à voir.
Sauf que ce n’était pas la bassine,ce n’était qu’un seau en fer blanc tout cabossé. La tête basse, Tim se tourna vers la grange et songea qu’il avait le temps de nourrir les mules avant de rentrer. Puis il fit halte et se retourna.
C’était un seau, oui, mais ce n’était pas leur seau. Le leur était en bois de fer, avec une anse en bois de florus. Tim rebroussa chemin et ramassa sa trouvaille. Il pointa le bout en ivoire de la baguette du Collecteur et en tapota le seau. Le son ainsi produit était si grave qu’il recula, surpris. Jamais il n’avait entendu du fer-blanc résonner de cette manière. Et maintenant qu’il y pensait, jamais il n’en avait vu refléter le soleil couchant avec un tel éclat.
Crois-tu que j’allais faire cadeau de ma bassine en argent à un avorton comme toi, Tim, fils de Jack ? Pourquoi l’aurais-je fait, puisque tout objet peut devenir magique ? Et d’ailleurs, à ce propos, ne t’ai-je pas laissé en cadeau ma propre baguette magique ?
Tim savait que la voix du Collecteur était sortie de son imagination, mais il estimait que l’homme en noir lui aurait tenu semblable discours s’il s’était trouvé devant lui.
Puis une autre voix résonna dans son crâne : Du chapeau aux bottes, il est tissé de mensonges, et sa bonne parole n’apporte que des larmes.
Il la chassa de son esprit et se pencha pour remplir d’eau le seau qu’on lui avait laissé. Cela fait, le doute l’envahit à nouveau. Il chercha à se rappeler quel type de passes le Collecteur avait faites au-dessus de l’eau — les passes mystiques n’étaient-elles pas essentielles à la magie ? — et n’y parvint pas. Tout ce qu’il avait retenu, c’est qu’il ne verrait rien si jamais il troublait l’eau.
De plus en plus sceptique sur les capacités de la baguette — sans parler des siennes propres —, Tim l’agita un peu au hasard au-dessus de l’eau. Pendant quelques instants, il ne se passa rien. Il allait renoncer lorsqu’un nuage de brume brouilla la surface, effaçant son reflet. Puis ce nuage se dissipa, révélant le Collecteur qui le fixait des yeux. Il faisait noir là où il se trouvait, mais une étrange lueur verte, pas plus grosse que l’ongle du pouce, flottait au-dessus de sa tête. Elle s’éleva, permettant à Tim de découvrir un écriteau cloué à un arbre de fer. Il portait l’inscription ROSS-KELLS.
La lueur verte monta en spirale jusqu’à frôler la surface de l’eau et Tim poussa un hoquet. Il y avait quelqu’un à l’intérieur de cette lueur verte — une minuscule femme verte avec dans le dos des ailes transparentes.
C’est une sighe — une fée !
Une fois assurée d’avoir attiré son attention, la sighe alla se poser un instant sur l’épaule du Collecteur puis sembla s’en éloigner d’un bond. À présent, elle flottait entre deux poteaux auxquels était fixée une barre transversale. Il y était accroché un autre écriteau et, tout comme sur le premier, Tim reconnut l’écriture soignée de son père.
FIN DE LA PISTE DU BOIS DE FER, disait l’inscription. ICI COMMENCE LE FAGONARD. Et dessous, en lettres grasses : VOYAGEUR, PRENDS GARDE.
La sighe retourna en hâte auprès du Collecteur, tourna deux fois autour de lui, laissant dans l’air un sillage d’un vert lumineux qui s’effaça presque aussitôt, puis remonta près de sa joue et s’immobilisa. Le Collecteur fixa Tim du regard, et ce dernier remarqua qu’il chatoyait (ainsi que l’avait fait son père lorsqu’il avait découvert son cadavre dans le ruisseau), mais qu’il était parfaitement réel, comme tout proche de lui. Il leva la main pour décrire un demi-cercle au-dessus de sa tête, mimant une paire de ciseaux avec l’index et le médius. C’était un signal que Tim connaissait bien, car tous les habitants de L’Arbre l’utilisaient de temps à autre : Dépêche-toi, dépêche-toi.
Le Collecteur et sa féerique compagne s’estompèrent, laissant Tim face à son propre reflet ébaubi. Il refit passer la baguette au-dessus de l’eau, remarquant vaguement qu’elle vibrait dans son poing. La mince couche de brume réapparut, comme surgie de nulle part. Puis elle tournoya et disparut. Tim découvrit une grande maison, avec plein de pignons et de cheminées. Elle se dressait dans une clairière entourée d’arbres de fer d’une telle taille, d’une telle hauteur, que ceux qui bordaient la Piste paraissaient ridicules en comparaison. Leur faîte doit percer les nuages, songea-t-il. Il comprit que ce lieu devait se trouver au cœur de la Forêt sans Fin, là où même le plus hardi des bûcherons de L’Arbre n’était jamais allé. Les nombreuses fenêtres de la maison étaient décorées de signes cabalistiques, et il en déduisit qu’il s’agissait de la maison de Maerlyn, où le temps était figé, voire s’écoulait à l’envers.
Un petit Tim ondoyant apparut dans le seau. Il s’approcha de la porte et y toqua. Sortit un vieil homme souriant à la longue barbe blanche scintillante de joyaux. Il était coiffé d’un chapeau conique aussi jaune que le soleil de la Pleine Terre. Tim-dans-l’eau palabra avec Maerlyn-dans-l’eau. Ce dernier s’inclina et retourna dans sa maison… qui semblait changer de forme en permanence (mais peut-être était-ce un effet des rides de l’eau). Lorsqu’il revint, le mage tenait un morceau de tissu noir, sans doute de la soie. Il le porta à ses yeux comme pour expliquer à quoi il servait : c’était un bandeau. Puis il le tendit à Tim-dans-l’eau, mais avant que celui-ci ait pu l’attraper, la brume refit son apparition. Lorsqu’elle se dissipa, Tim découvrit à nouveau le reflet de son visage, au-dessus duquel filait un oiseau qui devait être pressé de regagner son nid avant le crépuscule.
Une troisième fois, il fit passer la baguette au-dessus du seau, la sentant vibrer entre ses doigts, mais néanmoins fasciné. Lorsque la brume s’éclaircit, il vit Tim-dans-l’eau assis au chevet de Nell-dans-l’eau. Le bandeau était posé sur les yeux de sa mère. Tim-dans-l’eau le lui ôta et une expression de joie incrédule illumina le visage de Nell-dans-l’eau. Elle serra Tim-dans-l’eau tout contre elle, et tous deux rirent de bon cœur.
La brume obscurcit la vision une nouvelle fois, mais la baguette cessa de vibrer. Aussi inutile qu’un tas de poussière, songea Tim, et c’était la vérité. Quand la brume se fut dissipée, l’eau ne lui montra plus rien de miraculeux, hormis les derniers feux du couchant dans le ciel. Il fit passer la baguette au-dessus du seau à plusieurs reprises, mais plus rien ne se produisit. Ce n’était pas grave. Il savait ce qu’il devait faire.
Tim se leva, se tourna vers sa maison et ne vit personne. Mais les volontaires censés monter la garde ne tarderaient pas à arriver. Il devait faire vite.
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