— Il me les faut aujourd’hui, dis-je.
Il me gratifia d’un large sourire, qui me permit d’admirer ses dents blanches nichées dans sa barbe rousse.
— Bienvenue, diable tentateur ! Pour un tel trésor, je serais prêt à embraser Gilead elle-même. Vous aurez ça pour le coucher du soleil.
— Pour trois heures.
— Oui, trois heures, c’est ce que je voulais dire. Trois heures, à la minute près.
— Bien. Maintenant, dites-moi : quel est le meilleur restaurant de la ville ?
— Il n’y en a que deux, et ni l’un ni l’autre n’arrivera à vous faire oublier le pâté d’alouettes de votre mère, mais vous ne risquez pas pour autant de mourir empoisonné. Le Café Racey est sans doute le meilleur des deux.
Cela me suffisait ; un garçon en pleine croissance comme Bill Streeter n’allait pas faire le difficile. Je me dirigeai vers le café en question, en marchant à présent contre le vent. Le simoun soufflera avant la nuit, avait dit le garçon, et je songeai qu’il devait avoir raison. Il avait subi une dure épreuve et devait prendre du repos. À présent que je connaissais l’existence de ce tatouage, peut-être n’avais-je plus besoin de lui… mais le garou n’en savait rien. Le Jeune Bill était en sécurité en prison. Du moins je l’espérais.
Je lui apportai du ragoût, qui semblait assaisonné à l’alcali plutôt qu’au sel, mais il engloutit toute son assiette et termina aussi la mienne lorsque je déclarai forfait. L’un des deux adjoints avait fait du café et nous en avons bu un gobelet. Nous mangions dans la cellule, assis à même le sol. Je tendis l’oreille, mais le jing-jang resta silencieux. Cela ne me surprit guère. Même si Jamie et le shérif en avaient trouvé un là-bas, le vent avait sans doute eu raison des lignes.
— Tu sais, ces tempêtes que tu appelles simouns, commençai-je.
— Oh ! oui, fit le Jeune Bill. On est en pleine saison. Les proddies les détestent et les pokies encore plus, parce qu’ils sont obligés de dormir à la dure s’ils se font surprendre. Et ils ne peuvent pas allumer de feu de camp, à cause…
— À cause des braises, dis-je en me rappelant le maréchal-ferrant.
— Si fait, mais il y a autre chose.
Je lui tendis un sachet. Il regarda dedans et son visage s’éclaira.
— Des bonbons ! Des rouleaux et des torsades ! (Il me rendit le sachet.) Tenez, servez-vous d’abord.
Je pris une petite torsade en chocolat puis lui repassai le sachet.
— Le reste est pour toi. Mais ne te rends pas malade.
— Oh ! je ferai attention.
Et il se servit. Ça me faisait plaisir de le voir aussi content. Après avoir pris un troisième rouleau, il le cala dans sa joue — on aurait dit un écureuil avec sa noisette — et me dit :
— Qu’est-ce que je vais devenir, sai ? Maintenant que mon pa n’est plus là ?
— Je ne sais pas, mais il y aura de l’eau, si Dieu le veut.
Et je croyais savoir d’où elle viendrait. À condition que nous réussissions à éliminer le garou, bien sûr. Alors, certaine grande dame du nom d’Everlynne nous devrait une fière chandelle, et Bill Streeter ne serait pas le premier enfant qu’elle recueillerait.
Je revins au simoun.
— Il va être très fort, ce vent ?
— Cette nuit, il va sacrément souffler. À partir de minuit, normalement. Et demain midi, il sera retombé.
— Tu sais où vivent les salés ?
— Si fait, j’y suis même allé. Une fois avec mon pa, pour assister aux courses qu’ils organisent parfois, une autre avec des proddies qui cherchaient des bêtes égarées. Les salés les attrapent et on leur donne des biscuits en échange de celles qui portent la marque du Jefferson.
— Mon équipier s’est rendu là-bas en compagnie du shérif Peavy et de deux ou trois hommes. Y a-t-il des chances pour qu’ils soient revenus avant le crépuscule ?
J’étais sûr qu’il me répondrait non, aussi fus-je surpris.
— Vu que la route est en pente descendante — et que le Village de Sel est plus près d’ici que Little Debaria —, je crois qu’ils y arriveront, à condition de ne pas traîner.
Je me félicitai d’avoir incité le maréchal-ferrant à faire vite, mais je savais toutefois que je ne devais pas me fier au seul jugement d’un enfant.
— Écoute-moi, Jeune Bill. Quand ils reviendront, ils seront sans doute accompagnés de quelques salés. Une douzaine, une vingtaine tout au plus. Jamie et moi les ferons défiler devant cette cellule pour que tu les voies bien, mais tu n’auras pas à avoir peur, parce que la porte sera fermée et bien fermée. Et tu n’auras pas besoin de parler, seulement d’ouvrir les yeux.
— Si vous croyez que je vais reconnaître celui qui a tué mon pa, c’est pas possible. Je ne me rappelle même pas si je l’ai vu. — Tu n’auras probablement pas besoin de les voir tous.
Je le pensais sincèrement. On les ferait entrer dans le bureau du shérif par groupes de trois, et on leur demanderait de mettre pantalon bas. Une fois qu’on aurait repéré l’homme qui avait un anneau bleu tatoué autour de la cheville, on serait fixés. Mais ce n’était plus un homme. Plus maintenant. Plus vraiment.
— Vous voulez une autre torsade, sai ? Il en reste trois et je n’ai plus faim.
— Garde-les pour plus tard, dis-je en me levant.
Son visage s’assombrit.
— Est-ce que vous reviendrez ? Je ne veux pas rester ici tout seul.
— Oui, c’est promis. (Je sortis, fermai la porte puis lui jetai le trousseau de clés à travers les barreaux.) Ouvre-moi à mon retour.
Le gros adjoint au chapeau noir s’appelait Strother. Son collègue au menton fuyant se nommait Pickens. Ils me considéraient avec une méfiance teintée de respect, ce qui, venant de gens comme eux, me semblait idéal. Je pouvais m’en accommoder.
— Si je vous parlais d’un homme portant un anneau bleu tatoué autour de la cheville, qu’est-ce que ça vous évoquerait ?
Ils échangèrent un regard et Chapeau-Noir — Strother — répondit :
— Le pénitencier.
— Quel pénitencier ?
Voilà qui ne me plaisait guère.
— Celui de Beelie, répondit Pickens en me regardant comme si j’étais le dernier des crétins. Vous ne le connaissez pas ? Vous, un pistolero ?
— Beelie se trouve à l’ouest d’ici, n’est-ce pas ?
— Se trouvait, corrigea Strother. C’est une ville fantôme aujourd’hui. Les écumeurs l’ont dévastée il y a cinq ans. Certains accusent les hommes de John Farson, mais je n’y crois pas. Jamais de la vie. Ce n’étaient que de vulgaires hors-la-loi. Dans le temps, il y avait un avant-poste de la milice — quand il y avait encore une milice —, et c’était là qu’ils enfermaient leurs prisonniers. Le juge itinérant y envoyait les voleurs, les assassins et les tricheurs.
— Et aussi les sorciers et les sorcières, ajouta Pickens.
À en juger par son expression, il regrettait le bon vieux temps où les trains arrivaient à l’heure et où le jing-jang était plus répandu dans le pays et sonnait plus souvent.
— Les adeptes de la magie noire, précisa-t-il.
— Un jour, on y a enfermé un cannibale, dit Strother. Un gars qu’avait bouffé sa femme.
Ce souvenir le fit glousser, mais je n’aurais su dire si c’était à cause de l’alimentation du criminel ou de l’identité de sa victime.
— L’a fini pendu, ce type-là, dit Pickens.
Il mordit dans sa chique et la travailla avec ses drôles de mâchoires. Son visage continuait d’évoquer un homme se penchant sur son cher passé.
— Y avait souvent des pendaisons à Beelie en ce temps-là, reprit-il. J’allais les voir avec mon pa et ma mama. Mama emportait toujours un panier de pique-nique. (Il opina d’un air pensif.) Si fait, il y avait souvent des pendaisons. Ça attirait du monde. Y avait des marchands et des attractions foraines, comme des jongleurs, par exemple. Parfois, y avait même des combats de chiens, mais le clou du spectacle, c’étaient les pendaisons, bien sûr. (Gloussement.) Un jour, je me rappelle, y a un type qui a dansé le commala quand la trappe n’a pas voulu s’ouvrir et…
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