— Je me souviens pas, dit-il. Je me souviens de rien .
Plutôt que de baisser les mains, il sembla les laisser choir sur son giron, comme si elles étaient devenues trop lourdes pour lui.
— Je veux mon pa.
Jamie se leva et s’éloigna, les mains au fond de ses poches revolver. Je m’efforçai de trouver les mots qu’il fallait, sans succès. Rappelez-vous que, si nous étions armés, tous les deux, nous n’avions pas encore droit aux revolvers de nos pères. Jamais plus je ne serais aussi jeune que lorsque j’avais connu, aimé et perdu Susan Delgado, mais j’étais néanmoins trop jeune pour dire à cet enfant que son père avait été déchiqueté par un monstre. Alors je me tournai vers le shérif Peavy. Alors je me tournai vers un adulte.
Peavy ôta son chapeau et le posa dans l’herbe. Puis il prit les mains du petit garçon.
— Fiston, j’ai une très mauvaise nouvelle pour toi. Je veux que tu respires à fond et que tu te conduises en homme.
Mais le Jeune Bill Streeter n’avait que neuf ou dix étés, onze tout au plus, et il ne pouvait pas être un homme. Il se mit à brailler. À ce moment-là, je revis le visage livide de ma mère, aussi clair que si elle gisait près de moi sous le saule, et je fus incapable de supporter cela. Je me faisais l’effet d’être un lâche, mais ça ne m’a pas empêché de me lever et de m’éloigner.
À force de pleurs, le jeune garçon sombra dans le sommeil ou l’inconscience. Jamie l’emporta dans la maison et le coucha dans une chambre de l’étage. Et pourquoi pas ? Ce n’était que le fils du cuistot, mais plus personne ne pouvait revendiquer ces lits. Le shérif Peavy appela son bureau au jing-jang, donnant ses instructions à l’un des adjoints qui y était en poste. Bientôt, le croque-mort de Debaria — s’il y en avait un — viendrait ramasser les morts à la tête d’un petit convoi.
Puis le shérif Peavy alla s’affaler sur une chaise à roulettes dans le minuscule bureau de sai Jefferson.
— Et maintenant, garçons ? demanda-t-il. On va s’intéresser aux salés, je suppose… et sans doute tenez-vous à gagner leur repaire avant que le simoun se soit levé. Ce qui ne tardera pas. (Soupir.) Ce gamin ne vous apprendra rien de plus. Ce qu’il a vu lui a vidé l’esprit.
— Roland a un truc pour… commença Jamie.
— J’hésite sur la suite des opérations, le coupai-je. J’aimerais en discuter avec mon équipier. Peut-être qu’on s’offrira un pasear dans cette sellerie.
— Les traces doivent être effacées maintenant, mais faites comme vous l’entendez. (Le shérif secoua la tête.) Dire la vérité à ce gosse, c’était dur. Très dur.
— Vous avez fait ce qu’il fallait, dis-je.
— Vous croyez ? Si fait ? Eh bien, grand merci. Pauvre petit goujat. Je pense qu’il peut vivre chez moi quelque temps, avec ma femme. Le temps qu’on décide de ce qui vaut mieux pour lui. Allez donc palabrer tous les deux, si c’est ce que vous voulez. Moi, je vais rester ici et tenter de me remettre. Rien ne presse à présent ; cette saloperie est rassasiée pour le moment. Ce n’est pas de sitôt qu’elle se remettra en chasse.
Jamie et moi avons fait deux fois le tour de la grange et du corral, palabrant tandis qu’un vent violent faisait claquer nos jeans et nous ébouriffait les cheveux.
— Tu penses que tout s’est effacé de son esprit, Roland ?
— Et toi, que penses-tu ?
— Je crois que non. Rappelle-toi ses premiers mots : « Il est parti ? » — Et il savait que son père était mort. Même quand il nous a posé la question, on pouvait le lire dans ses yeux.
Jamie resta un moment silencieux, la tête basse. Nous avions relevé nos bandanas pour nous protéger de la poussière corrosive. Celui de Jamie était encore mouillé. Finalement, il déclara :
— Quand j’ai voulu dire au shérif que tu avais un truc pour éveiller les souvenirs enfouis — enfouis dans l’esprit des gens —, tu m’as coupé la parole.
— Il n’a pas besoin de le savoir, vu que ça ne marche pas toujours.
Ça avait marché avec Susan Delgado, à Mejis, mais une partie de Susan tenait vraiment à me dire ce que Rhéa, la sorcière, avait tenté de cacher à son esprit, là où nous entendons nos pensées haut et clair. Oui, elle tenait à me le dire — parce qu’elle m’aimait.
— Mais tu vas quand même tenter le coup, hein ?
J’attendis pour lui répondre que nous ayons entamé un second tour du corral. Je n’avais pas fini de mettre de l’ordre dans mes pensées. Comme je crois l’avoir déjà dit, j’ai toujours été lent.
— Les salés ne vivent plus dans les mines ; ils ont un campement à quelques roues à l’ouest de Little Debaria. Kellin Frye me l’a dit en route. Je veux que tu t’y rendes en compagnie de Peavy et des Frye. Et de Canfield aussi, s’il est d’accord. Et je pense qu’il le sera. Les deux pokies — ses deux camarades — peuvent rester ici et attendre le croque mort.
— Tu veux ramener le gamin en ville ?
— Oui. Tout seul. Mais si je vous envoie là-bas, ce n’est pas pour me débarrasser de vous. Si vous êtes assez rapides, et s’ils ont une remuda , peut-être arriveras-tu à repérer un cheval qui a couru cette nuit.
Sous son bandana que le vent avait presque séché, peut-être se fendit-il d’un sourire.
— J’en doute.
Tel était aussi mon sentiment. Le vent était contre nous — ce vent que le shérif Peavy appelait le simoun. Il aurait vite fait de sécher la sueur d’un cheval, même s’il avait galopé à bride abattue. Certes, Jamie pouvait quand même en repérer un plus marqué que les autres, couvert de poussière et de berdaches, mais si le garou avait conscience de ce qu’il était, ainsi que nous l’avions déduit, il se serait empressé de bouchonner sa monture dès son retour au bercail.
— Quelqu’un a pu le voir rentrer, repris-je.
— Oui… sauf s’il est allé à Little Debaria faire un brin de toilette avant de regagner le campement des mineurs. C’est ce qu’aurait fait un malin.
— Quand même, avec l’aide du shérif, tu arriveras à savoir combien ils sont à posséder un cheval.
— Et combien sont capables d’en monter un, répliqua Jamie. Oui, on y arrivera.
— Rassemble-les tous, ou du moins tous ceux que tu pourras trouver, et ramène-les en ville. S’ils se rebiffent, rappelle-leur que c’est pour capturer le monstre qui terrorise Debaria… Little Debaria… et même la Baronnie dans son ensemble. Inutile de préciser que ceux qui refusent d’obtempérer seront considérés comme des suspects ; même les plus bêtes d’entre eux l’auront compris.
Jamie acquiesça puis agrippa la barrière pour résister à une nouvelle bourrasque, plus forte que les précédentes. Je me tournai vers lui.
— Autre chose. Tu vas tendre un piège, avec l’aide de Vikka, le fils de Kellin Frye. Qu’un gamin comme lui ne tienne pas sa langue, ça ne surprendra personne. Surtout si on lui a demandé de se taire.
Jamie attendit, mais je compris qu’il savait ce que j’allais dire ensuite, car son regard était troublé. Jamais il n’aurait fait une chose pareille, même s’il en avait eu l’idée. Et c’était pour cela que mon père m’avait donné le commandement. Pas parce que je m’étais bien conduit à Mejis — on pouvait d’ailleurs en douter —, ni parce que j’étais son fils. Quoique, dans un certain sens, ceci expliquait cela. Mon esprit était pareil au sien : glacial.
— Dis aux salés qui s’y connaissent en chevaux que le massacre du ranch a eu un témoin. Ajoute que tu n’es pas en mesure de leur donner son identité — cela n’étonnera personne —, mais qu’il a vu le garou quand celui-ci a pris forme humaine.
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