Les traces de la chose redevenue humaine conduisaient au centre de la salle et, de là, à une porte ouverte dans le fond. Je les suivis.
— Jamie ? C’est moi. Ne tire pas, pour l’amour de ton père. Je sortis. Jamie avait rengainé son arme et il me désigna un tas de crottin.
— Il sait ce qu’il est, Roland.
— Tu l’as compris grâce à ce crottin ?
— En fait, oui.
Il me laissa le temps de le déduire à mon tour. La sellerie était abandonnée, sans doute remplacée par une autre, plus proche de la maison, mais ce crottin était tout frais.
— S’il est venu ici à cheval, alors il est venu en tant qu’homme. — Si fait. Et il est reparti de même.
Je m’accroupis et réfléchis à la question. Jamie s’en roula une et attendit. Quand je levai les yeux, je vis qu’il souriait.
— Tu comprends ce que ça veut dire, Roland ? Environ deux cents salés.
Je suis lent, mais je finis toujours par arriver au but.
— Si fait, dit-il.
— Des salés , pas des pokies ni des proddies . Des mineurs, pas des cavaliers. En règle générale.
— Comme tu dis.
— Combien d’entre eux ont un cheval, à ton avis ? Combien d’entre eux savent monter ?
Son sourire s’élargit.
— Une vingtaine, une trentaine au maximum.
— C’est mieux que deux cents. Beaucoup mieux. On va aller là-haut dès que…
Je n’ai jamais fini ma phrase, car c’est à ce moment-là qu’on a entendu gémir. Ça venait de la sellerie que j’avais jugée déserte. Je me félicitai alors de l’absence de Cort. Il m’aurait flanqué une beigne qui m’aurait terrassé. Du moins si ça s’était passé du temps de sa splendeur.
Jamie et moi avons échangé un regard surpris, puis on est rentrés en courant tous les deux. On entendait toujours gémir, mais le lieu semblait bel et bien désert. Puis le tas de pièces de harnais — colliers, rênes, étriers, et cetera — se mit à frémir comme s’il respirait. Une avalanche se déclencha, toute de cuir et de métal, laissant apparaître un jeune garçon. Ses cheveux blonds étaient hérissés dans tous les sens. Il portait un jean et une vieille chemise déboutonnée. Il n’était pas blessé, mais semblait salement secoué.
— Il est parti ? demanda-t-il d’une voix tremblante. Je vous en supplie, dites-moi qu’il est parti.
— Il est parti, dis-je.
Il entreprit de s’extirper de sa cachette, mais il s’était coincé la cheville dans un étrier et il tomba en avant. Je le rattrapai au vol et vis ses grands yeux bleus s’écarquiller sous l’effet de la terreur comme je le recevais dans mes bras.
Puis il s’évanouit.
Je le portai jusqu’à l’abreuvoir. Jamie ôta son bandana, le trempa dans l’eau et en nettoya le visage crasseux de l’enfant. Celui-ci devait avoir onze ans, ou peut-être un peu moins. Il était si maigre qu’on avait peine à le dire. Au bout d’un temps, ses yeux papillonnèrent. Ils fixèrent Jamie puis se posèrent sur moi.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Vous ne travaillez pas au ranch.
— Nous sommes des amis, dis-je. Et toi, qui es-tu ?
— Bill Streeter. Les proddies m’appellent Jeune Bill.
— Ah bon ? Et ton père, c’est Vieux Bill, je suppose ?
Il se redressa, prit le bandana de Jamie, le trempa dans l’eau et l’essora pour arroser son torse souffreteux.
— Non, le Vieux Bill, c’était mon papy, ça fait deux ans qu’il est allé dans la clairière. Mon pa, c’est Bill tout court.
Il écarquilla les yeux en prononçant le nom de son père. Ses doigts se refermèrent sur mon poignet.
— Il est pas mort, hein ? Dites-moi qu’il est pas mort, sai ! En voyant le regard qu’on échangeait, Jamie et moi, il paniqua.
— Dites-moi qu’il est pas mort ! Je vous en prie, dites-moi que mon pa est pas mort !
Il se mit à pleurer.
— Allons, allons, fis-je. Qui est ton pa ? Un proddie ?
— Non, c’est le cuistot. Dites-moi qu’il est pas mort !
Mais il savait déjà la vérité. Je le vis dans ses yeux, aussi clair que j’avais vu le cuisinier drapé dans son tablier ensanglanté.
Un saule poussait près de la maison et c’est à l’ombre de son feuillage qu’on a interrogé le Jeune Bill Streeter, Jamie, le shérif Peavy et moi. On a envoyé les autres s’abriter près du dortoir, pensant que le gamin serait affolé par tout ce monde autour de lui. En fait, il ne nous a pas appris grand-chose.
— Mon pa m’a dit qu’il allait faire chaud cette nuit et que je ferais mieux de dormir à la belle étoile, dans la pâture derrière le corral, nous dit le Jeune Bill. Il y ferait plus frais et je dormirais mieux. Mais je n’étais pas dupe. Elrod s’était trouvé une bouteille et il avait décidé de picoler.
— Elrod Nutter, tu veux dire ? demanda le shérif Peavy.
— Si fait. Le contremaître du ranch.
— Je le connais bien, celui-là, nous dit Peavy. Il a souvent fini sa nuit dans ma cellule de dégrisement. Si Jefferson ne l’a pas viré, c’est parce que c’est un excellent cavalier et qu’il manie le lasso comme personne, mais il a l’alcool méchant. Pas vrai, Jeune Bill ?
L’intéressé hocha vigoureusement la tête et chassa la poussière de ses longs cheveux.
— Oui, m’sieur. Il s’en prenait souvent à moi, et mon père le savait.
— Tu étais son marmiton, c’est ça ? demanda Peavy.
Je comprenais qu’il cherchait à le calmer, mais j’aurais aimé qu’il tienne sa langue, car il avait un peu trop tendance à parler du cuistot au passé.
Le garçon ne parut cependant pas relever.
— Non, je suis valet de ferme. (Il se tourna vers Jamie et vers moi-même.) C’est moi qui prépare les couchettes, range les lassos, plie les couvertures, cire les selles et ferme les portes du corral quand tous les chevaux sont rentrés. Le Petit Braddock m’a appris à me servir d’un lasso et il dit que je suis très doué. Roscoe enseigne le tir à l’arc. Freddy Deux-Pas a promis de me montrer comment marquer le bétail l’automne prochain.
— C’est bien, dis-je en portant un doigt à ma gorge.
Cela le fit sourire.
— Ce sont de braves gars. (Son sourire s’effaça aussi rapidement qu’il était apparu, tel le soleil disparaissant derrière un nuage.) Sauf Elrod. Quand il est sobre, il est grincheux, mais quand il a bu, il devient taquin. Méchamment taquin, si vous intuitez.
— Oui, j’intuite bien, dis-je.
— Et si on ne rit pas de ses blagues — y compris quand il vous tord le bras ou vous traîne par terre en vous tirant par les bottes —, il devient encore plus méchant. Alors quand mon pa m’a dit d’aller dormir dehors, j’ai pris ma couverture, mon ombrette et je suis sorti. Un conseil d’ami, comme il dit.
— Une ombrette ? répéta Jamie.
— Un carré de toile, expliqua le shérif. Ça ne vous protège pas de la pluie, mais ça vous préserve de la rosée.
— Où t’es-tu installé ? demandai-je au garçon.
Il m’a désigné un point par-delà le corral, où les chevaux continuaient de renâcler devant le vent porteur de poussière. Tout autour de nous, le saule bruissait et frémissait. C’était joli à entendre, encore plus joli à voir.
— Ma couverture et mon ombrette ont dû rester là-bas.
De l’endroit qu’il nous montrait, mon regard se porta vers la vieille sellerie où nous l’avions trouvé, puis vers le dortoir. Ces trois points dessinaient un triangle d’environ un quart de mile de côté, avec le corral en son centre.
— Comment as-tu fait pour aller de ta couche à ce tas de pièces de harnais, Bill ? demanda le shérif Peavy.
Le garçonnet le regarda un long moment sans rien dire. Puis les larmes jaillirent à nouveau. Il se plaqua les mains sur le visage pour les cacher.
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