Entendant un bruit de pas derrière moi, je me retournai et levai mon arme. Mais ce n’était que Jamie, les cheveux encore tout ébouriffés. Il avait aussi l’arme au poing et avait enfilé son blue-jean, sans toutefois se chausser.
— Du ranch Jefferson, espèce de demeuré ! Dites au shérif de rappliquer, et plus vite que ça ! Tout le monde est mort. Jefferson, sa famille, le cuisinier, tous les proddies . Il y a du sang partout.
— Combien de morts en tout ?
— Une quinzaine. Ou une vingtaine. Je n’ai pas compté. (Canfield du Jefferson se mit à sangloter.) Ils sont tous réduits en pièces. Le monstre qui a fait ça a épargné les deux chiens, Rosie et Mozie. Ils se baladaient parmi les cadavres. On a dû les abattre. Ils lapaient le sang et bouffaient les bouts de cervelle.
Le ranch se trouvait à dix roues de la ville, droit au nord, dans la direction des Collines de Sel. Nous y avons accompagné le shérif Peavy, qui avait rameuté Kellin Frye — le meilleur de ses adjoints — et son fils Vikka. Notre mécano, qui s’appelait Travis, était aussi du voyage, vu qu’il avait dormi chez les Frye. Nous n’avons pas ménagé nos chevaux, mais le soleil était bien haut dans le ciel à notre arrivée. Fort heureusement, le vent nous poussait dans le dos.
D’après Peavy, Canfield était un pokie , c’est-à-dire un cow-boy itinérant et non au service d’un rancher en particulier. Certains de ses semblables étaient des hors-la-loi, mais la plupart étaient des gars honnêtes qui ne tenaient pas en place. Quand nous avons franchi la porte au-dessus de laquelle le nom JEFFERSON était écrit en branches de bouleau, nous l’avons trouvé en compagnie de deux autres cow-boys. Tous trois s’étaient regroupés près de la clôture du corral, adjacent au principal corps de bâtiment. À un demi-mile plus au nord, au sommet d’un talus, se dressait le dortoir des employés. À première vue, on remarquait deux choses anormales : la porte sud était grande ouverte et battait au vent, les cadavres de deux imposants chiens noirs gisaient sur le sol.
Nous avons mis pied à terre et le shérif Peavy a serré la main aux trois hommes, qui semblaient soulagés de nous voir.
— Aïle, Bill Canfield, ami pokie .
Le plus grand des trois ôta son chapeau et le plaqua contre son cœur.
— Je ne suis plus un pokie . Ou peut-être que si, je ne sais plus. Pendant quelque temps, j’étais Canfield du Jefferson, comme je l’ai dit au type qui a répondu à mon appel, car j’avais signé le mois dernier. C’est sous le patronage du vieux Jefferson en personne que j’ai apposé ma marque sur le mur, mais à présent il est mort, comme tous les autres.
Il déglutit. Sa pomme d’Adam tressauta. La pâleur de sa peau faisait ressortir sa barbe noire. Sa chemise était maculée de vomissures séchées.
— Sa femme et sa fille sont aussi dans la clairière. On les reconnaît à leurs cheveux longs et à… à… oh ! par l’Homme Jésus, quand on voit un truc pareil, on souhaiterait être aveugle de naissance.
Il se cacha derrière son chapeau et se mit à pleurer.
L’un de ses camarades demanda :
— C’est les pistoleros, shérif ? Plutôt jeunes pour prendre les armes, non ?
— Peu importe, dit Peavy. Dites-moi ce qui vous a amenés ici.
Canfield rabaissa son chapeau. Il avait les yeux rougis et mouillés.
— On bivouaquait dans le Pur, tous les trois. On avait passé la journée à rassembler des bêtes égarées. Soudain, on a entendu des cris à l’est. Ça nous a réveillés, pour sûr, et pourtant on était épuisés. Puis il y a eu deux ou trois coups de feu. Et puis de nouveaux cris. Et ensuite un bruit assourdissant — comme une bête qui grondait et rugissait.
— On aurait dit un ours, précisa un de ses camarades.
— Pas du tout, répliqua l’autre.
Canfield reprit la parole :
— Quoi que ce soit, ça venait du ranch. Notre bivouac était à quatre roues de là, peut-être six, mais le bruit porte loin sur le Pur, ainsi que vous le savez. On a sellé nos montures, mais comme j’avais signé et que ces deux-là sont des pokies , je suis arrivé avant eux.
— Je ne comprends pas, dis-je.
Il se tourna vers moi.
— J’avais un cheval du ranch, d’accord ? Un bon cheval. Snip et Arn, ils montaient des mules. On les a tous rentrés avec les autres, acheva-t-il en désignant le corral.
À ce moment-là souffla une vive bourrasque, porteuse de poussière corrosive, et les bêtes se mirent à galoper comme une déferlante.
— Ils sont encore nerveux, dit Kellin Frye.
Le mécano — Travis — se tourna vers le dortoir et dit :
— Ils ne sont pas les seuls.
Lorsque Canfield, le tout nouveau proddie — c’est-à-dire employé — du ranch Jefferson, arriva sur les lieux, les cris avaient cessé. De même que les rugissements de la bête, même si on entendait encore gronder un peu. C’étaient les deux chiens, qui se disputaient les restes humains. Sachant de quel côté était beurrée sa tartine, Canfield passa sans s’arrêter près du dortoir — et des molosses — pour foncer sur le bâtiment principal. La porte d’entrée était grande ouverte et des scintilles éclairaient le couloir et la cuisine, mais personne ne répondit à son appel.
Il trouva dame sai Jefferson dans la cuisine, le corps sous la table et la tête, à moitié dévorée, près du garde-manger. Des traces de pas menaient à la porte de la véranda, qui battait sous les coups du vent. Certaines étaient humaines ; d’autres ressemblaient à celles d’un ours gigantesque. Ces dernières étaient écarlates.
— J’ai attrapé une scintille posée près de l’évier et j’ai suivi les traces dehors. Les deux filles gisaient sur le sol, entre la maison et la grange. La première avait trois ou quatre douzaines de pas d’avance sur la seconde, mais elles étaient mortes toutes les deux, leur chemise de nuit en lambeaux et leurs chairs labourées jusqu’à l’os. (Canfield secoua la tête avec lenteur, sans que ses yeux — ils étaient noyés de larmes, ça oui — quittent ceux du shérif Peavy.) Je ne tiens pas à voir les griffes qui ont fait ça. Surtout pas. J’ai vu de quoi elles sont capables et ça me suffit.
— Et le dortoir ? demanda Peavy.
— C’est là que je me suis rendu ensuite. Je vous laisse voir ça par vous-même. Les femmes aussi. Ne me demandez pas de vous les montrer. Peut-être qu’Arn et Snip…
— Pas moi, fit Snip.
— Moi non plus, fit Arn. Je vais sûrement les revoir en rêve, et ça me suffit aussi.
— Je ne pense pas qu’on ait besoin d’un guide, dit Peavy. Restez ici, les gars.
Les Frye et Travis sur ses talons, il se dirigea vers la vaste maison. Jamie lui posa la main sur l’épaule et, comme il se retournait, lui dit en ayant l’air de s’excuser :
— Faites attention aux empreintes. Elles ont leur importance. Peavy le fixa des yeux un moment puis acquiesça.
— Ouair. On n’y touchera pas. Surtout si elles peuvent nous mener à cette créature.
Les femmes se trouvaient là où l’avait dit sai Canfield. J’avais déjà vu des massacres — si fait, j’en avais eu mon content, à Mejis comme à Gilead —, mais jamais une chose pareille, et Jamie pas davantage. Il était aussi livide que Canfield et j’espérai qu’il n’allait pas déshonorer son père en tournant de l’œil. Mais je n’avais nul besoin de m’inquiéter ; quelques instants plus tard, à genoux dans la cuisine, il examinait les grandes empreintes bordées de sang.
— Ce sont bel et bien des pattes d’ours, dit-il, mais jamais on n’a vu d’ours aussi gros, Roland. Même dans la Forêt sans Fin.
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