— Le garou a attaqué l’une des femmes de Sérénité, dis-je. Elle est grièvement défigurée.
— Vous êtes passés là-bas, hein ?
— Les femmes sont terrorisées. (Réflexion faite, j’avais oublié un poignard fixé à un mollet aussi épais que le tronc d’un jeune bouleau.) Hormis la mère supérieure, bien entendu.
Il gloussa.
— Everlynne. Elle cracherait à la gueule du diable, celle-là. Et s’il l’emportait à Nis, en moins d’un mois, c’est elle qui commanderait.
— Avez-vous une idée de l’identité de ce garou quand il prend forme humaine ? demandai-je. Si oui, dites-le-nous, je vous prie. Car, ainsi que mon père l’a indiqué à votre shérif Anderson, ceci n’est pas notre domaine.
— Je ne peux pas vous donner de nom, si c’est ce que vous pensez, mais je puis sans doute vous donner quelque chose. Suivez-moi.
Passant sous une voûte située derrière son bureau, il nous conduisit dans la prison, une vaste salle en forme de T. Je comptai huit grandes cellules le long du couloir central et une douzaine de petites dans le couloir transversal. Elles étaient toutes vides à l’exception de l’une de ces dernières, où un ivrogne ronflait doucement sur sa paillasse. La porte de sa geôle n’était pas fermée.
— Il n’y a pas si longtemps, toutes ces cellules étaient pleines le vendi et le samdi. Remplies de journaliers et de cow-boys bourrés, si vous voyez ce que je veux dire. À présent, la plupart des gens ne sortent plus le soir. Même pas le vendi et le samdi. Les cow-boys restent dans leurs dortoirs, les journaliers dans leurs chambres. Personne n’a envie de croiser le garou en rentrant se coucher.
— Et les mineurs ? demanda Jamie. Il vous arrive d’en enfermer aussi ?
— Pas souvent, car ils ont leurs propres saloons à Little Debaria. Deux véritables bouges. Quand les putains des Joyeux Compagnons , du Coup de Poisse ou du Pari Loupé sont trop vieilles ou trop malades pour attirer le chaland, elles vont finir à Little Debaria. Lorsqu’ils sont bourrés au Vitriol Blanc, les salés se fichent de savoir si une pute a encore son nez.
— Charmant, marmonna Jamie.
Peavy ouvrit l’une des grandes cellules.
— Entrez, garçons. Je n’ai pas de papier, mais j’ai de la craie et voilà un joli mur bien plat. Sans compter qu’on est entre nous tant que Sam le salé dormira à poings fermés. Et, en règle générale, il n’émerge qu’au coucher du soleil.
Il pêcha dans son pantalon de toile une craie de belle taille et dessina sur le mur ce qui ressemblait à une grande case surmontée d’une ligne brisée. On aurait dit une rangée de V renversés.
— Ceci, c’est Debaria. Ici, la voie ferrée que vous avez dû emprunter. Il traça une série de hachures et c’est alors que je me rappelai le mécano et le vieux serviteur.
— Tit-Teuf a déraillé, dis-je. Vous pouvez envoyer une équipe d’ouvriers pour le remettre d’aplomb ? Nous avons de l’argent pour les payer et Jamie et moi serions ravis de leur donner un coup de main.
— Pas aujourd’hui, répondit Peavy d’un air absent en étudiant sa carte. Le mécano est toujours sur place, hein ?
— Oui. Ainsi qu’un autre homme.
— Je leur enverrai Kellin et Vikka Frye avec une bucka . Kellin est le meilleur de mes adjoints — les trois autres sont des minables — et Vikka est son fils. Ils les auront récupérés et ramenés ici avant la nuit tombée. Rien ne presse, vu que les journées sont fort longues à cette époque de l’année. Maintenant, faites bien attention, garçons. Voici la voie ferrée et voici Sérénité, là où cette pauvre jeune fille s’est fait attaquer. Et ceci, c’est la Grand-Route.
Il dessina une case pour figurer Sérénité, la marqua de la lettre X. Puis, un peu plus au nord, non loin de la ligne brisée, il porta un autre X.
— C’est ici qu’a été tué Yon Curry, le berger.
Un peu plus à gauche, mais au même niveau — c’est-à-dire sous la ligne brisée —, il traça un nouveau X.
— La ferme Alora. Sept morts.
Un peu plus à gauche et un peu plus haut, un autre X.
— La ferme Timbersmith, dans le Pur d’En-Haut. Neuf morts. C’est là que nous avons trouvé la tête d’un garçonnet fichée sur un poteau. Avec des empreintes tout autour.
— Des empreintes de loup ? demandai-je.
Il fit non de la tête.
— Non, on aurait plutôt dit un félin. Du moins au début. Quand on a suivi la piste, on a cru voir des sabots. Et pour finir… (Il nous jeta un regard sombre.) Des empreintes de pieds. Très grandes tout d’abord — comme laissées par un géant —, puis de plus en plus petites, des empreintes d’homme. De toute façon, on les a perdues sur l’alios. Peut-être que votre père aurait fait mieux, sai .
Il continua de dessiner sa carte et, cela fait, s’écarta du mur pour nous la montrer.
— Les gars de votre genre sont censés être malins, me dit-on. Qu’est-ce que vous pouvez conclure de ceci ?
Jamie s’avança entre les paillasses (cette cellule était conçue pour abriter plusieurs prisonniers, sans doute des poivrots en mal de dégrisement) et passa l’index sur la ligne brisée en haut de la carte, l’effaçant en partie.
— Est-ce que toutes les maisons à sel se trouvent par là ? Dans ces collines ?
— Oui-là. On les appelle les Roches à Sel.
— Où se trouve Little Debaria ?
Peavy dessina une case pour figurer la ville des mineurs. Elle était proche du X marquant l’endroit où le joueur et la femme s’étaient fait attaquer — car c’était la ville qu’ils souhaitaient rejoindre.
Jamie examina la carte quelques instants puis opina du chef.
— J’ai l’impression que le garou est l’un de vos mineurs. C’est aussi votre avis ?
— Si fait, c’est un salé, même s’il a fait des victimes parmi ses camarades. Ça se tient — si tant est que quelque chose se tienne dans cette histoire de fous. La nouvelle couche est très profonde, bien plus que la précédente. Et tout le monde sait qu’il y a des démons au fond de la terre. Peut-être que l’un des mineurs en a réveillé un, et qu’il a décidé de lui jouer un sale tour.
— Les profondeurs recèlent aussi des vestiges des Grands Anciens, dis-je. Ils ne sont pas tous dangereux, mais certains sont redoutables. C’est peut-être l’un de ces… comment les appelle-t-on, Jamie ?
— Des artyfax.
— C’est ça. C’est peut-être l’un d’eux le responsable. Si nous réussissons à le capturer vivant, le coupable pourra sans doute nous le dire.
— Il y a peu de chances, gronda Peavy.
Je n’étais pas de cet avis. Il suffisait que nous parvenions à l’identifier et à le capturer en plein jour.
— Combien de salés travaillent dans ces mines ? demandai-je.
— Beaucoup moins qu’autrefois, vu qu’il n’y a qu’une seule couche, vous comprenez. Pas plus de deux cents, dirais-je.
Je croisai le regard de Jamie et perçus dans ses yeux une lueur amusée.
— Ne t’inquiète pas, Roland. Je suis sûr que nous les aurons tous interrogés avant la Moisson. Si on ne traîne pas.
Il exagérait, mais nous risquions néanmoins de perdre plusieurs semaines. Même si nous interrogions le garou, il pourrait échapper à notre vigilance, soit parce que c’était un fieffé menteur, soit parce qu’il ne se sentait pas coupable ; peut-être que le jour venu il oubliait les crimes qu’il avait commis dans la nuit. Je regrettais l’absence de Cuthbert, qui avait le pouvoir de percevoir des liens entre des éléments apparemment disparates, ainsi que celle d’Alain, qui avait celui de sonder les esprits. Mais Jamie n’avait pas à rougir. Après tout, il avait vu tout de suite ce que j’avais sous le nez et n’avais pas remarqué. Il y avait un point sur lequel j’étais en parfait accord avec le shérif Hugh Peavy : je détestais les mystères. Cela n’a pas changé depuis ce temps-là. Je ne suis pas doué pour les résoudre ; mon esprit n’est pas ainsi fait.
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