Une femme sortant d’un magasin général, un panier sous le bras, ouvrit de grands yeux en nous voyant. Elle fit demi-tour et revint accompagnée de plusieurs clients. Quand on arriva devant le bureau du shérif — une petite baraque en planches attenante au bâtiment de pierre abritant la prison —, la rue était bordée de badauds, à droite comme à gauche.
— Ils sont venus tuer le garou ? demanda la dame au panier.
— Ces deux-là n’ont pas l’air assez costauds pour tuer une bouteille de rye, lança un homme planté devant le saloon des Joyeux Compagnons.
Cette saillie fut saluée par des rires et des murmures d’assentiment.
— La ville semble animée, dit Jamie.
Il mit pied à terre et considéra les quarante ou cinquante citoyens qui avaient interrompu leur tâche (ou leur plaisir) pour assister à notre entrée.
— Attends que le soleil soit couché, dis-je. C’est alors que les créatures comme le garou commencent à marauder. Du moins à en croire Vannay.
On entra dans le bureau du shérif. Hugh Peavy était un homme ventripotent, pourvu de longs cheveux blancs et d’une moustache tombante. Son visage était ridé par le souci. Il parut soulagé en voyant nos revolvers. Un peu moins en découvrant nos mentons imberbes. Après avoir essuyé la plume qui lui servait à écrire, il se leva et nous tendit la main. Ce type n’était pas du genre à porter le poing au front.
Une fois les présentations faites, il dit :
— Ce n’est pas pour vous déprécier, jeunes gens, mais j’espérais voir Steven Deschain en personne. Et peut-être Peter McVries.
— McVries est mort il y a trois ans, l’informai-je.
Peavy parut choqué.
— C’est vrai ? C’était pourtant un as de la gâchette. Un tireur hors pair.
— Il a succombé à la fièvre. (Et très probablement au poison, mais le shérif de Debaria n’avait pas besoin de le savoir.) Quant à Steven, il est très occupé et il m’a dépêché à sa place. Je suis son fils.
— Ouair, ouair, votre nom est venu à mes oreilles, ainsi que certains de vos exploits à Mejis, car il nous arrive d’avoir quelques nouvelles, par ici. On a une ligne tita et même un jing-jang.
Il désigna un appareil fixé au mur. Au-dessous se trouvait un écriteau avertissant : DÉFENSE DE TOUCHER SANS PERMIZION.
— Jadis, nous parvenions à joindre Gilead, mais, ces temps-ci, la portée se limite à Sallywood au sud, au ranch Jefferson au nord et au village dans les collines — Little Debaria. On a même quelques réverbères en état de marche — et pas des lampes à gaz ou à kérosène, non, de vraies lampes à étincelles, pour sûr. Les gens croient que ça fera peur aux créatures. (Soupir.) Je n’en suis pas si sûr. C’est une sale affaire, jeunes gens. J’ai parfois l’impression que le monde est parti à vau-l’eau.
— En effet, dis-je. Mais il est encore temps de retrouver le cap, shérif.
— Si vous le dites. (Il s’éclaircit la gorge.) N’allez pas croire que je vous manque de respect, je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait, mais on m’a promis un sigleu. Si vous l’avez apporté, j’aimerais que vous me le donniez, car il est très important pour moi.
J’ouvris mon sac à malice et en sortis l’objet qu’on m’avait confié : un coffret en bois au couvercle frappé de la marque de mon père — un D avec un S à l’intérieur. Lorsque Peavy le prit, je vis un petit sourire creuser des fossettes sous sa moustache. Un sourire de réminiscence qui le rajeunissait de plusieurs années.
— Savez-vous ce qu’il y a là-dedans ?
— Non.
On ne m’avait pas demandé de regarder.
Peavy ouvrit le coffret, jeta un coup d’œil à l’intérieur puis se tourna de nouveau vers nous.
— Jadis, alors que je n’étais qu’un jeune adjoint, Steven Deschain a pris la tête de la posse que nous avions rassemblée, le shérif et six autres gars, afin d’éliminer la bande des Crow. Vous a-t-il jamais raconté cette histoire ?
Je fis non de la tête.
— Ce n’étaient pas des garous, certes non, mais ils étaient sacrément dangereux. Ils écumaient toute la région, la ville, mais aussi les ranches isolés. Sans parler des trains, si jamais ils leur semblaient bons à piller. Mais leur principale activité, c’était le kidnapping avec demande de rançon. Un crime de lâche, pour sûr — un des préférés de Farson, me dit-on —, mais qui rapporte gros.
« Votre pa est arrivé en ville le lendemain du jour où ils ont enlevé l’épouse d’un rancher — Belinda Doolin. Son mari nous a appelés par jing-jang dès qu’il a pu se défaire de ses liens. Les Crow ignoraient tout du jing-jang, et ce fut leur perte. Certes, il était heureux qu’un pistolero fasse sa ronde dans cette partie du monde ; en ce temps-là, ils avaient le chic pour se trouver là où on avait besoin d’eux.
Il nous fixa du regard.
— Peut-être que ça n’a pas changé. Bref, on a débarqué au ranch alors que la piste était encore fraîche. On aurait pu la perdre en maints endroits — il y a beaucoup d’alios ici, comme vous l’avez sans doute remarqué —, mais votre père avait des yeux prodigieux. Plus acérés que ceux d’un faucon, voire d’un aigle.
Je connaissais bien les talents de pisteur de mon père. Et je savais que ce récit n’avait sans doute aucun rapport avec notre mission et que j’aurais dû dire au shérif d’en venir au fait. Mais jamais mon père ne parlait de sa jeunesse et j’avais envie d’entendre cette histoire. J’en salivais d’avance. Et il apparut par la suite qu’elle avait bien un lien avec notre mission à Debaria.
— La piste se dirigeait vers les mines — que les gens du coin appellent les maisons à sel. En ce temps-là, on avait cessé de les exploiter ; c’était avant qu’on découvre la nouvelle couche.
— Couche ? répéta Jamie.
— Le gisement de sel, expliquai-je.
— Si fait, comme vous dites. Mais la mine était abandonnée à ce moment-là, et c’était un repaire idéal pour ces salopards de Crow. Une fois sortie de la plaine, la piste gagnait un plateau rocheux avant de déboucher sur le Pur d’En-Bas, c’est-à-dire la prairie qui se trouve en contrebas des maisons à sel. C’est là qu’un berger a été tué récemment par quelque chose qui ressemblait à…
— À un loup, dis-je. Nous le savons. Continuez.
— Vous êtes bien informés, hein ? Eh bien, tant mieux. Où en étais-je ? Ah ! oui… ces fameux rochers, Ambush Arroyo, comme on dit maintenant. Sauf que c’est pas un arroyo, mais ça sonne bien, je suppose. C’est là qu’aboutissait la piste, mais Deschain voulait contourner l’obstacle pour l’aborder par l’est. Par le Pur d’En-Haut. Le shérif — il s’appelait Pea Anderson — ne voulait rien savoir. Il tenait à en finir avec ces ordures, et sans perdre de temps. Il leur faudrait trois jours pour arriver au but, affirmait-il, et les Crow risquaient de tuer leur otage et de disparaître dans la nature. Lui, il était bien décidé à foncer, et tout seul s’il le fallait.
« — Sauf si vous me donnez l’ordre de n’en rien faire au nom de Gilead, qu’il a dit à votre pa.
« — Il n’en est pas question, a répondu celui-ci, car Debaria est votre domaine ; le mien est tout autre.
« Tout le monde a suivi le shérif sauf moi. Je suis resté avec votre pa. Avant de partir, le shérif Anderson s’est tourné vers moi pour me dire :
« — J’espère qu’on embauche dans les ranches, Hughie, parce que l’étoile en fer-blanc, c’est fini pour toi. Tu es viré.
« Ce sont les dernières paroles qu’il m’adressa. Il s’en fut avec ses hommes. Steven de Gilead s’accroupit et je l’imitai. Au bout d’une demi-heure de silence — voire un peu plus —, je lui dis :
Читать дальше