Rincevent se dégagea en vacillant de leur prise et trottina d’un pas hésitant dans la ruelle la plus proche.
« Je peux le faire ! brailla-t-il comme un fou. Prenez garde, vous tous…
— Il est sous le choc, dit Deuxfleurs.
— Pourquoi ?
— Il n’avait encore jamais lancé de sortilège.
— Mais c’est un mage !
— Tout ça est un peu compliqué, convint Deuxfleurs qui s’élança derrière Rincevent. N’importe comment, je me demande s’il s’agissait vraiment de lui. En tout cas, ça n’était sûrement pas sa voix. Allez, viens, mon vieux. »
Rincevent le regarda, les yeux hagards, sans le voir.
« Toi, je vais te changer en rosier, dit-il.
— Mais oui, mais oui, excellent. Allez, viens », insista gentiment Deuxfleurs en le tirant doucement par le bras.
Plusieurs ruelles résonnèrent de bruits de pas précipités et soudain une dizaine d’adeptes étoilés s’avancèrent vers eux.
Bethan attrapa la main flasque de Rincevent et la brandit d’un geste menaçant.
« N’approchez pas ! hurla-t-elle.
— Parfaitement ! brailla Deuxfleurs. Nous avons un mage et nous n’hésiterons pas à nous en servir !
— Attention ! glapit Bethan qui fit pivoter Rincevent par le bras comme un guindeau.
— Parfaitement ! Nous sommes puissamment armés !… Quoi ? fit Deuxfleurs.
— Je disais : où est le Bagage ? » souffla Bethan dans le dos de Rincevent.
Deuxfleurs regarda autour d’eux. Le Bagage n’était plus là.
Rincevent produisait l’effet désiré sur les étoilés, en tout cas. Ils se comportaient devant sa main qui ondulait mollement comme s’il s’agissait d’une faux rotative et ils cherchaient à se cacher les uns derrière les autres.
« Alors, où il est parti ?
— Comment je le saurais ? dit Deuxfleurs.
— C’est votre Bagage !
— Ça m’arrive souvent de ne pas savoir où est mon Bagage, c’est le lot des touristes. De toute façon, il part régulièrement se promener tout seul. Il vaut probablement mieux ne pas demander pourquoi. »
La populace finit par s’apercevoir qu’il ne se passait rien et que Rincevent n’était pas en état de lancer des insultes, à plus forte raison du feu magique. Ils s’approchèrent en suivant ses mains d’un œil prudent.
Deuxfleurs et Bethan s’éloignèrent à reculons. Deuxfleurs regarda alentour.
« Bethan ?
— Quoi ? fit-elle sans cesser de fixer le groupe qui avançait.
— C’est un cul-de-sac.
— Vous êtes sûr ?
— Je pense savoir reconnaître un mur de briques quand j’en vois un, dit Deuxfleurs sur un ton de reproche.
— Alors, c’est fini, dit Bethan.
— Vous ne croyez pas que si je leur expliquais… ?
— Non.
— Oh.
— Je ne crois qu’ils soient du genre à écouter des explications », ajouta Bethan.
Deuxfleurs les observa. Il était, rappelons-le, d’ordinaire inconscient des dangers qui le menaçaient. Allant à l’encontre de l’ensemble des expériences humaines, Deuxfleurs croyait que si seulement les gens se parlaient les uns les autres, vidaient quelques verres, échangeaient les portraits de leurs petits-enfants, peut-être même visitaient une exposition ou n’importe quoi, tous les problèmes se résoudraient. Il croyait aussi que les gens étaient fondamentalement bons même s’ils avaient parfois leurs mauvais jours. Ce qui arrivait dans la rue lui faisait à peu près le même effet qu’un gorille dans une verrerie.
Un tout petit bruit se produisit dans son dos, pas tant un bruit du reste qu’un changement dans la texture de l’air.
Les visages devant lui ouvrirent des bouches toutes grandes, firent demi-tour et détalèrent rapidement dans la ruelle pour disparaître.
« Hé ? » fit Bethan qui maintenait toujours debout un Rincevent désormais sans connaissance.
Deuxfleurs s’était retourné et regardait une grande vitrine pleine d’articles bizarres, une porte doublée d’un rideau de perles et une grande enseigne chapeautant le tout, qui maintenant disait, après que tous les caractères eurent fini de gigoter pour se mettre dans le bon ordre :
Gamelle, Wang, Yrxle !yt, Gâcheraide, Cwmgars et Patelle
Maison fondée en : ça dépend
Fournisseurs
* * *
Le bijoutier tourna lentement l’or sur la minuscule enclume et donna de petits coups de marteau pour mettre en place un dernier diamant curieusement taillé.
« D’une dent de troll, vous dites ? marmonna-t-il, les yeux plissés sur sa tâche.
— Ch’est cha, dit Cohen, et je vous jachure, vous pouvez garder le rechte. » Il montrait du doigt un plateau de bagues en or.
« Très généreux », murmura le bijoutier, un nain qui savait reconnaître une bonne affaire quand il en voyait une. Il soupira.
« Pas beaucoup d’ouvrage, ches temps-chi ? » fit Cohen. Il jeta un coup d’œil par la petite vitrine et observa un groupe de gens aux regards vides qui se rassemblaient de l’autre côté de la rue étroite.
« Les temps sont durs, oui.
— Qui chont tous ches types avec une étoile chur le front ? » demanda Cohen.
Le bijoutier nain ne leva pas les yeux.
« Des fous, dit-il. D’après eux, je ne devrais pas travailler parce que l’étoile arrive. Je leur dis que les étoiles ne m’ont jamais fait de mal ; j’aimerais en dire autant des gens. »
Cohen hocha pensivement la tête lorsque six hommes se détachèrent du groupe pour s’approcher de la boutique. Ils portaient tout un assortiment d’armes et ils avaient le regard fixe.
« Bijarre, dit Cohen.
— Comme vous le voyez, je suis un nain, reprit le bijoutier. L’une des races magiques, à ce qu’on raconte. Les adorateurs de l’étoile s’imaginent qu’elle ne détruira pas le Disque si nous nous détournons de la magie. Ils vont sans doute me tabasser un peu. C’est comme ça. »
Il leva l’ouvrage qu’il venait de terminer dans une paire de brucelles. « Je n’ai jamais rien fait d’aussi curieux, dit-il, mais ça n’est pas bête, à mon avis. Comment avez-vous dit que ça s’appelait, déjà ?
— Des dents chiées », répondit Cohen. Il contempla les objets en fer à cheval qui reposaient dans la paume ridée de sa main, puis il ouvrit la bouche et produisit une série de grognements pénibles.
La porte s’ouvrit à la volée. Les hommes entrèrent à grands pas et prirent position le long des murs. Ils hésitaient, en sueur, mais leur chef écarta dédaigneusement Cohen et souleva le nain par sa chemise.
« On te l’a déjà dit hier, demi-portion, fit-il. Tu sors d’ici sur tes jambes ou les pieds devant, pour nous c’est pareil. Alors maintenant, on va vraiment…»
Cohen lui tapota l’épaule. L’homme tourna la tête, irrité.
« Qu’est-ce qu’il veut, le papi ? » gronda-t-il.
Cohen marqua un temps pour permettre à l’autre de bien le regarder, puis il sourit. D’un sourire lent, paresseux, qui dévoilait trois cents bons carats de joaillerie buccale dont l’éclat parut illuminer la pièce.
« Je vais compter jusqu’à trois, dit-il d’un ton amical. Un. Deux. » Il propulsa un genou cagneux dans l’aine de l’homme avec un bruit de viande attendrie, puis il pivota d’un demi-tour pour lui flanquer à toute force son coude dans les reins. Le meneur s’effondra et se retira dans son monde de douleur.
« Trois », lança Cohen au tas qui se tordait par terre. La théorie du combat loyal ne lui était pas étrangère mais il avait depuis belle lurette décidé de se tenir à l’écart de pareilles considérations.
Il regarda les autres hommes et fit étinceler son incroyable sourire.
Ils auraient dû se jeter sur lui. Au lieu de quoi, l’un d’entre eux, que la possession d’un sabre rendait audacieux face à un vieillard désarmé, se glissa en crabe vers lui.
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