« Hou-là, fit Rincevent. Io risque vraiment de se mettre en rogne quand il va voir ça. À mon avis, il ne faut pas traîner dans le coin, les amis. »
La foule faisait face à une estrade rudimentaire installée au milieu de la large rue. On avait tendu une grande bannière sur tout le devant.
« J’ai toujours entendu dire qu’Io l’Aveugle voit tout ce qui se passe partout, dit doucement Bethan. Alors pourquoi il n’a pas… ?
— Taisez-vous ! intima l’homme auprès d’eux. Dahoney parle ! »
Une silhouette était montée sur l’estrade, un homme grand et mince, coiffé comme un pissenlit. Aucune acclamation ne monta de la foule, seulement un soupir collectif. Il se mit à parler.
Rincevent écouta avec une horreur grandissante. Où étaient les dieux ? demandait l’homme. Ils étaient partis. Ils n’avaient peut-être jamais existé. Qui, d’ailleurs, se rappelait les avoir vus ? Et maintenant on leur avait envoyé l’étoile…
Et ainsi de suite, d’une voix calme et claire qui employait des mots tels que « assainir », « nettoyer », « purifier » et qui pénétrait dans le cerveau comme une épée portée au rouge. Où étaient les mages ? Où était la magie ? Avait-elle jamais fonctionné, ou tout cela n’avait-il été qu’un rêve ?
Rincevent commençait à vraiment craindre que de tels propos n’arrivent aux oreilles des dieux ; ils pourraient se mettre en colère et s’en prendre à tous ceux qui se trouvaient là pour entendre ce discours.
Mais d’une certaine façon les courroux divins auraient encore été préférables au son de cette voix. L’étoile arrivait, disait-elle en substance, et on ne pouvait éviter son terrible feu qu’en… qu’en… Rincevent n’en était pas sûr, mais il avait des visions d’épées, d’étendards et de guerriers aux yeux vides. La voix ne croyait pas aux dieux, ce qui, de l’avis de Rincevent, était tout à fait mérité, mais elle ne croyait pas non plus dans les gens.
Un grand étranger encapuchonné, à droite, bouscula Rincevent. Le mage se retourna… et leva les yeux vers un crâne grimaçant sous une capuche noire.
Les mages, comme les chats, sont habilités à voir la Mort.
Comparé au son de la voix, la Mort paraissait presque agréable. Il s’adossa contre un mur, sa faux appuyée près de lui. Il hocha la tête à l’adresse de Rincevent.
« Le spectacle vous plaît ? » murmura Rincevent. La Mort haussa les épaules.
« JE SUIS VENU VOIR L’AVENIR, dit-il.
— C’est ça, l’avenir ?
— UN AVENIR, dit la Mort.
— Il est horrible, fit Rincevent.
— C’EST AUSSI MON AVIS, dit la Mort.
— J’aurais cru que vous seriez d’accord avec tout ça !
— PAS DE CETTE FAÇON. LA MORT DU GUERRIER, DU VIEILLARD OU DU JEUNE ENFANT, ÇA, JE COMPRENDS, JE FAIS DISPARAITRE LA DOULEUR ET JE METS FIN À LA SOUFFRANCE. JE NE COMPRENDS PAS CETTE MORT-DE-L’ESPRIT.
— À qui tu parles ? » demanda Deuxfleurs. Plusieurs membres de la congrégation s’étaient retournés et regardaient Rincevent d’un œil méfiant.
« À personne, répondit Rincevent. On ne pourrait pas s’en aller ? J’ai la migraine. »
Un groupe de badauds dans les derniers rangs de la foule chuchotaient maintenant entre eux et les montraient du doigt. Rincevent attrapa les deux autres et les entraîna dans la rue transversale.
« En selle et sauvons-nous, dit-il. J’ai le mauvais pressentiment que…»
Une main lui atterrit sur l’épaule. Il fit demi-tour. Une paire d’yeux gris et troubles dans une tête ronde et chauve au-dessus d’un grand corps musculeux lui fixaient l’oreille gauche. L’homme avait une étoile peinte sur le front.
« Tu m’as l’air d’un mage, dit-il d’une voix qui laissait entendre que ce n’était pas une bonne idée et qu’elle risquait d’être fatale.
— Qui ça ? Moi ? Non, je suis… un commis. Oui. Un commis. C’est vrai », dit Rincevent. Il laissa échapper un petit rire.
L’homme se tut un instant, mais ses lèvres remuaient silencieusement, comme s’il écoutait une voix dans sa tête. Plusieurs autres « étoilés » l’avaient rejoint. L’oreille gauche de Rincevent commençait à connaître un franc succès.
« Je crois que t’es un mage, reprit l’homme.
— Écoutez, objecta Rincevent, si j’étais un mage, je serais capable de faire de la magie, non ? Je vous changerais en quelque chose. Je ne l’ai pas fait, alors je n’en suis pas un.
— On a tué tous nos mages, dit un autre. Certains se sont sauvés, mais on en a tué un bon paquet. Ils agitaient les mains et rien n’en sortait. »
Rincevent le regarda fixement.
« Et on croit que t’es un mage, toi aussi, insista l’homme qui tenait Rincevent d’une poigne de plus en plus dure. T’as le coffre à pattes et t’as l’air d’un mage. »
Rincevent se rendit compte qu’on les avait, ses deux compagnons, le Bagage et lui, séparés de leurs chevaux, et qu’ils occupaient désormais le centre d’un cercle qui se resserrait de mines sérieuses et grises.
Bethan était toute pâle. Même Deuxfleurs, dont l’aptitude à reconnaître le danger valait celle de Rincevent à voler, avait l’air inquiet.
Rincevent prit une profonde inspiration.
Il leva les mains dans la pose classique qu’on lui avait enseignée des années plus tôt et proféra d’une voix rauque : « Arrière ! Sinon je lâche ma magie sur vous !
— Il n’y a plus de magie, dit l’homme. L’étoile l’a balayée. Tous les faux mages ont débité leurs mots bizarres, mais il ne s’est rien passé, alors ils ont regardé leurs mains avec horreur et très peu, en réalité, ont eu le bon sens de se sauver.
— Attention ! » menaça Rincevent.
Il va me tuer, songeait-il. Voilà. Je n’arrive même plus à bluffer. Nul en magie, nul en bluff. Je ne suis qu’un…
Le Sortilège bougea dans son esprit. Il le sentit suinter dans son cerveau comme de l’eau gelée et rassembler ses forces. Un picotement glacé lui courut le long du bras.
Sa main se souleva d’elle-même, il sentit sa bouche s’ouvrir et se fermer, sa langue s’agiter lorsqu’une voix qui n’était pas la sienne, une voix vieille et sèche, articula des syllabes qui fusèrent dans l’air comme des nuages de vapeur.
Du feu octarine lui jaillit de sous les ongles. Il s’enroula autour de l’homme terrifié jusqu’à le faire disparaître dans un nuage glacé, crachotant, qui s’éleva au-dessus de la rue où il resta un long moment immobile avant d’exploser dans le néant.
Il ne restait même pas une petite volute de fumée grasse.
Rincevent contempla sa main avec épouvante.
Deuxfleurs et Bethan lui saisirent chacun un bras et le poussèrent à travers la foule médusée pour retrouver la rue dégagée. Il y eut un instant de flottement lorsqu’ils voulurent l’un et l’autre s’enfuir par une ruelle différente, mais bientôt ils couraient à toutes jambes en soutenant Rincevent dont les pieds touchaient à peine les pavés.
« De la magie, marmonnait-il, tout excité, ivre de puissance. J’ai fait de la magie…
— C’est vrai, dit Deuxfleurs avec douceur.
— Vous voulez que je vous fasse un sortilège ? » demanda Rincevent. Il pointa un doigt sur un chien qui passait par là et prononça : « Houiii ! » L’animal lui lança un regard offensé.
« Si vous faisiez courir vos pieds beaucoup plus vite, ce serait mieux, dit Bethan d’un air mécontent.
— Bien sûr ! bredouilla Rincevent. Pieds ! Courez plus vite ! Hé, regardez, ils courent plus vite !
— Ils sont plus malins que vous, dit Bethan. Par où, maintenant ? »
Deuxfleurs fouilla du regard le dédale de ruelles autour d’eux. On entendait beaucoup de cris à quelque distance.
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