« Je pense que ce serait une bonne idée de nous détacher, suggéra le touriste. Il est très affectueux quand il connaît. »
En se léchant nerveusement les lèvres, Weems tira son couteau. Le Bagage émit un craquement d’avertissement.
Il tailla dans leurs liens et se releva vite.
« Merci, dit Deuxfleurs.
— Je crois que mon dos remet cha, se plaignit Cohen tandis que Bethan l’aidait à se relever.
— Qu’est-ce qu’on en fait, de cet homme-là ? demanda Bethan.
— On lui prend chon couteau et on lui dit de che tailler, dit Cohen. D’accord ?
— Oui, m’sieur ! Merci, m’sieur ! » s’écria Weems qui fonça vers l’entrée de la caverne. Un instant, il se découpa sur le gris du ciel annonciateur de l’aube, puis il disparut. Un cri s’éleva au loin : « Aargh. »
* * *
La lumière du soleil déferlait sur le pays dans un rugissement silencieux. De temps en temps, là où le champ magique était légèrement plus faible, des langues de matin pointaient, en avance sur le jour, et isolaient des îlots de nuit qui se rétrécissaient avant de disparaître sous l’avancée de l’océan radieux.
Les hauts plateaux autour des Plaines du Vortex se dressaient devant le flux de lumière comme un grand navire gris.
* * *
Il est possible de poignarder un troll, mais la technique requiert de la pratique et personne n’a jamais eu l’occasion de pratiquer plus d’une fois. Les hommes d’Herrena virent les trolls émerger de l’obscurité, tels des fantômes matériels. Les lames volèrent en éclats au contact des peaux de silice, il y eut un ou deux glapissements brefs, écrasés, puis rien d’autre que les cris, loin dans la forêt, des survivants qui mettaient le plus de distance possible entre eux et la terre vengeresse.
Rincevent sortit en rampant de derrière un arbre et jeta un regard circulaire. Il était seul, mais les fourrés dans son dos bruissaient de la course dévastatrice des trolls à la poursuite de la bande.
Il leva la tête.
Loin au-dessus, deux yeux cristallins se fixèrent sur lui, emplis de haine pour tout ce qui était mou, spongieux et, surtout, chaud. Rincevent, horrifié, s’aplatit contre terre quand une main de la taille d’une maison se dressa, ferma le poing et s’abattit dans sa direction.
Le jour vint dans une explosion silencieuse de lumière. L’espace d’un instant, l’immense et terrible masse de Vieux Pépé fut un brise-lames d’ombre lorsque la lumière se déversa sur elle. Il y eut un bref crissement.
Puis le silence.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Il ne se passait rien.
Quelques oiseaux se mirent à chanter. Un bourdon vrombit au-dessus du rocher qu’était le poing de Vieux Pépé et se posa sur un carré de thym qui avait poussé sous un ongle de pierre.
Il y eut du remue-ménage par-dessous. Rincevent s’extirpa maladroitement de l’espace étroit entre le poing et le sol comme un serpent sortant d’un terrier.
Il s’allongea sur le dos et contempla le ciel au-delà de la masse pétrifiée du troll. Mise à part son immobilité, le troll restait le même, mais la vision de Rincevent commençait déjà à lui jouer des tours. Au cours de la nuit, le mage avait observé des lézardes dans la pierre et les avait vues devenir des yeux et des bouches ; maintenant il considérait le grand visage abrupt et voyait ses traits devenir, comme par magie, de simples défauts de la roche.
« Houlà ! » fit-il.
Ce qui ne l’avança pas à grand-chose. Il se mit debout, s’épousseta et regarda autour de lui. En dehors du bourdon, il était tout seul.
Après avoir fureté un petit moment, il découvrit un rocher qui, par certains côtés, ressemblait à Béryl.
Il était perdu, seul, loin de chez lui. Il…
Il entendit un craquement au-dessus de lui ; des bris de pierre giclèrent et s’enfoncèrent dans la terre. Tout en haut, un trou s’ouvrit dans le visage de Vieux Pépé ; l’espace d’un instant apparut le postérieur du Bagage qui s’efforçait de retrouver son équilibre, puis la tête de Deuxfleurs sortit de la cavité buccale.
« Il y a quelqu’un en bas ? Dites ?
— Hé ! cria le mage. J’suis-t-y content de te voir !
— Je ne sais pas, moi. Tu l’es ? fit Deuxfleurs.
— Je suis quoi ?
— Ça alors, on a une vue splendide d’ici ! »
* * *
Il leur fallut une demi-heure pour redescendre. Heureusement, les anfractuosités de Vieux Pépé offraient maintes prises, quoique son nez aurait constitué un obstacle difficile à franchir si un chêne luxuriant n’avait eu la bonne idée de lui pousser dans une narine.
Le Bagage ne s’embarrassa pas d’autant de manières ; il sauta et descendit par bonds successifs, apparemment sans dommages.
Assis dans l’herbe, Cohen essayait de reprendre son souffle et attendait que ses idées se remettent en place. Il observait le Bagage d’un œil songeur.
« Les chevaux sont tous partis, dit Deuxfleurs.
— On les retrouvera », fit Cohen. Il ne lâchait pas du regard le Bagage qui prit un air gêné.
« Ils transportaient toutes nos provisions, dit Rincevent.
— La nourriture, cha manque pas dans les forêts.
— J’ai des biscuits nourrissants dans le Bagage, dit Deuxfleurs. Des sablés de voyage. Des amis sûrs dans les coups durs.
— Je les ai goûtés, dit Rincevent. Ç’a du mal à passer, et…»
Cohen se mit debout en grimaçant. « Ekchcujez-moi, dit-il sèchement. Il y a quelque choje que je voudrais chavoir. »
Il s’approcha du Bagage et empoigna le couvercle. Le coffre recula précipitamment, mais Cohen allongea un pied maigrelet et lui faucha la moitié des jambes. Tandis que le coffre se contorsionnait pour le mordre, l’octogénaire serra les mâchoires, souleva et retourna son adversaire qui se balança furieusement sur son couvercle bombé comme une tortue prise de folie.
« Hé, c’est mon Bagage ! dit Deuxfleurs. Pourquoi il attaque mon Bagage ?
— Je crois savoir, dit calmement Bethan. Je crois que c’est parce qu’il en a peur. »
Deuxfleurs se tourna vers Rincevent, bouche bée. Rincevent haussa les épaules.
« Que veux-tu que je te dise ? fit-il. Moi, quand j’ai peur de quelque chose, je me sauve. »
Dans un claquement de son couvercle, le Bagage bondit en l’air et retomba sur ses pattes pour courir flanquer un coup de cornière de cuivre dans le tibia de Cohen. Au moment où le coffre faisait demi-tour, le vieillard le cramponna assez longtemps pour l’envoyer galoper à fond de train dans un rocher.
« Pas mal », fit Rincevent, admiratif.
Le Bagage recula en chancelant, marqua une pause puis revint vers Cohen en agitant son couvercle d’un air menaçant. Cohen sauta et lui atterrit dessus, les mains et les pieds passés dans l’ouverture du couvercle.
Le Bagage en fut tout étonné. Il le fut encore davantage lorsque le héros prit une profonde inspiration et tira avec force ; les muscles qui saillaient sur ses bras maigres leur donnaient l’air de chaussettes remplies de noix de coco.
Ils restèrent ainsi enlacés un petit moment, tendons contre charnières. De temps en temps, l’un ou l’autre laissait échapper un craquement.
Bethan donna un coup de coude dans les côtes de Deuxfleurs.
« Faites quelque chose, dit-elle.
— Euh… fit Deuxfleurs. Oui. Bon, ça suffit, je crois. Fais-le descendre, s’il te plaît. »
Le Bagage lâcha un craquement de trahison au son de la voix de son maître. Son couvercle se souleva avec une telle violence que Cohen partit à la renverse avant de se remettre tant bien que mal sur ses pieds et de foncer à nouveau vers le coffre.
Le contenu du Bagage s’étalait au grand jour.
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